Le Peuple d'Ambre
Enfin
le soleil se couche sur ma vie défaite, qui n'aura été que le
siège de l'apathie et de l'excès. Mon nom est Kenneth MacEnruig,
vous ne me connaissez sans doute pas... Non, bien sûr... Il fut un
temps où j'étais l'ami, le parent de quelqu'un, mais lorsque j'ai
décidé de partir, mon souvenir est parti avec moi. Aujourd'hui je
sens que le temps à fait son oeuvre sur moi, et il est temps de
laisser une trace de mon histoire.
J'avais
vingt-sept ans, et j'étais le type même du jeune insouciant, porté
sur l'alcool, les drogues, les femmes. Les pubs enfumés et garnis de
mecs comme moi étaient mon territoire, car c'était dans des lieux
de ce genre que je passait le plus clair de mon temps. Ça ne me
posait pas de problèmes côté boulot, j'étais barman. Et un
barman très en vogue si l'on en croit la vieille gazette de
Bannockburn. Oh, ne vous fatiguez pas a chercher l'article, il a été
perdu, ou plutôt, c'est comme s'il n'avait jamais existé... Bref,
je menait une existence pitoyable, décousue et baignée dans des
flots de «carpe diem ». Je me laissais vivre au fil des jours,
sans me demander de quoi mes lendemains seraient fait. Les journées
étaient toujours pour moi remplies de débauche et d'une sorte
d'autodestruction que je me refusais à voir.
A
la fin de l'une de ces journées, je rentrais chez moi, bourré,
comme à mon habitude, l'allure dégingandée... Je marchais ainsi
dans les rues de Bannockburn , cette petite ville a mi-chemin entre
Glasgow et Edimbourg, au sud de la Forth et de Stirling. Petit hameau
paumé au milieu d'un grand rien fantomatique, de quatre mille
habitants, et qui avait assisté triomphante à la victoire de Robert
Bruce sur les anglais, ces enfoirés qui ont finalement réussit à
rendre l'Ecosse aussi anglaise que Londres elle-même, ne nous
laissant que les pubs et le whiskey!
Je
marchais donc le long de Station Road, vers Carseview où je vivais,
dans un minuscule pavillon mal rangé, que je m'évertuais à laisser
en l'état. Il serais cependant plus juste de dire que je tanguait
plus que je ne marchait, vu l'état d'ébriété dans lequel je me
trouvais...
J'étais
en réalité tellement saoul que je titubais sans m'en rendre compte
jusque dans un champ à quatre cent mètres de là, désorienté que
j'étais par tout ce que j'avais bien pu ingurgiter.
Je
m'écroulais ainsi, au beau milieu de nulle part, à demi conscient.
Le
regard vitreux perdu dans l'océan du ciel, des étoiles par milliers
à la dérive dans le néant, je me surprit à rêver
d'extraterrestres traçant des cercles mystiques dans un champ, de
sorcières laissant derrière elles un chaos de poussière et de sors
oubliés; de dragons lovés au creux du Ben Nevis; de feux follets
dansant sur les loch sombres; de Selkies se débarrassant de leurs
peaux de phoque dans l'intention de séduire un jeune homme
imprudent...
Je
n'ai jamais réellement été sensible aux légendes de ce pays, mais
ce soir là elles m'ont pénétré, je crois... C'est dans cet état
de demi conscience que je me rendis compte que j'étais observé.
Nauséeux, je me levai péniblement et chassai l'air de mes mains,
épiant le moindre signe d'une présence quelconque. Ce qui me
semblait être une suite de mouvement parfaitement coordonnés
ressemblait en fait plus à la danse incohérente d'un ivrogne... ce
que j'étais, en fait. Le spectacle que j'offrais devait être
comique pour la personne que je pensait tapie dans l'ombre!
Déséquilibré par mes propres mouvements, je me retrouvais
finalement étalé dans la boue, le visage à moitié immergé.
Alors
que je gisait là, perdu dans la contemplation de la flaque fangeuse
qui envahissait mes cheveux, mes narines, mon oeil et ma bouche
entrouverte, je sentis une main se poser sur mon épaule avec une
infinie légèreté. Elle me tourna sur le dos avec une facilité
déconcertante...
Je
gémit, passais une main sur mon visage couvert de boue. Il me fallut
rassembler tous mes sens, toute ma concentration éparpillée aux
quatre coins de mon cerveau pour apercevoir la silhouette sombre qui
se détachait du ciel au-dessus de moi. Il y avais quelque chose de
bizarre dans ce personnage que je distinguait à peine. Je n'aurai su
dire quoi exactement, peut-être la bizarrerie se trouvait-elle dans
ce visage dont je ne voyait pas les traits, mais qui, je le sentais,
m'observait fixement.
Une
voiture passa non loin de là, dont la lumière vive des phares
inonda le visage de l'ombre. Celle-ci se détourna, puis revint sur
moi rapidement, avec dans ses yeux - que je découvrait mordorés –
une lueur de panique.
Le
temps de cligner des yeux, elle avait filé, laissant sur moi une
impression que je ne parvenait pas à définir. Trop parfaite pour
être du coin, cette fille aux yeux couleur whiskey, la peau mi-miel
mi-océan. Son image se fondit dans mon esprit jusqu'à ne plus
qu'être un songe. Un rêve de mec ivre et brisé par sa propre
déchéance.
C'est
dans cet état que je perdit finalement ce qui me restait de
conscience. Sombrant dans un sommeil peuplé de naïades aux corps de
miel et aux regards de feu.
De
la bave... de la bave que je sentais sur mon visage en plus du vent
frais qui soufflai, dissipant les dernières vapeurs d'alcool.
« Mais
qu'est ce que... marmonnais-je. Merde! Casse toi sale clébard!
- Hé! Je devrais te dire la même chose, du con!Quoi, un chien qui parle? Pensais-je bêtement.
- Je te le dirai pas deux fois, vire de mon jardin, sale ivrogne! , hurla le berger que je venais tout juste de calculer.
- Ouais, ouais, ça va... J'me tire. »
Je
me levais péniblement et me dirigeai vers Bannockburn Station Road,
pour enfin retrouver mon chez moi.
Ayant
passé un peignoir miteux, j'entrepris dans un premier temps de
prendre une aspirine, dans un second temps de me préparer ce que
j'estimais être des oeufs brouillés et du café, et enfin me caler
dans mon canapé pour passer le temps.
Entre
deux bouchées de l'amas informe qui ressemblait plus à une
cervelle en décomposition qu'à un petit déjeuner standard, je
repensais à mon étrange apparition nocturne. Son souvenir était
néanmoins comme effacé, lointain, sans doute par les effets de
l'alcool. Réfléchissant à mon état, j'attribuai cette image à
une affabulation, une vision dont j'aurais été victime.
Un
son mat et étouffé me parvint depuis la porte d'entrée. Je revint
m'asseoir, mon courrier entre les mains. Des factures, des lettres de
ma mère, et d'Eibhlin, une ex incomprise... Bof, je jetais le tout
sur la table basse sans y prêter plus attention. La Gazette. Je
parcouru les articles des yeux, sans vraiment me concentrer sur aucun
d'entre eux. Il faut dire, les infos de la région n'avaient rien de
bien passionnant: remaniement urbain du côté de Hillpark, incendie
dans une maison de Stirling, vol de trois chèvres dans la ferme d'un
certain Roy Hensen... J'allais jeter le journal quand je vis que ce
Hensen vivait à l'est de Bannockburn, au bout d'un chemin croisant
Bannockburn Station Road... là où j'avais atterri la veille.
Mouais, les coïncidences sont monnaie courante dans les petites
villes, je n'y attachait pas plus d'importance que cela. Cependant
l'évocation d'un vol à l'endroit même où j'étais me laissa
penser que ma vision n'en était peut-être pas une. L'étrangère
était elle voleuse de bétail? Où alors étaient-ce les passagers
de la voiture qui débarqua à ce moment? Je me perdait en hypothèses
lorsque d'un coup je me rendis compte que celui qu'on allait accuser
de ce vol... c'était moi!
Je
décidait donc de me rendre chez Roy Hensen, histoire d'expliquer ma
présence, m'excuser, et lui faire comprendre que je n'étais pas
responsable du vol. Mon initiative fut bien reçue, le vieux Roy
n'était – d'après son hospitalité chaleureuse à mon encontre -
pas du tout rancunier, il me permis ainsi de repartir l'esprit plus
léger. Je longeait donc encore une fois cette route qui m'était à
présent familière, mains en poche, un vent frais se brisant sur les
traits anguleux de mon visage taillé à la serpe. M'accroupissant
près d'un ruisselet, je me penchai en avant et emprisonna un peu
d'eau limpide dans mes mains portées en coupe. J'y observait le
reflet de cet homme qui semblait autre que moi. Un mec mal fagoté,
des cheveux bruns mal coiffés, des yeux vert sombre, qui semblaient
perdus dans la contemplation du néant. Je m'aspergeait le visage du
reflet de cet autre. L'eau glacée me requinqua un peu.
Un
frisson me parcouru l'échine, qui n'étais pas le résultat d'une
eau trop froide dans une soirée trop fraîche. Je levait les yeux
sur un corps de femme qui semblait façonnée dans la glaise, des
courbes pleines et généreuses que couvraient un pantalon retroussé
sur les mollets et une chemise de lin grossier quoique léger.
Tout
en elle m'inspirait le mot « gourmandise », une peau
couleur de miel, cheveux caramel et yeux aussi ambrés que le
meilleur whiskey d'Ecosse.
Face
à des yeux comme ceux-là, je me sentais l'âme d'un poète, et quel
poème se trouvait en face de moi! J'imaginai mille manières
d'écrire sa beauté que la veille je n'avais qu'entr'aperçu
furtivement. Encore aujourd'hui je ne sait quels mots pourraient
être à la hauteur de ce qu'elle était.
Dans
un geste que je décrirai comme lascif, elle m'invita à la suivre.
Je dut me faire violence pour reprendre contrôle de mes fonctions
motrices. Nous remontâmes le cours du ruisselet. Je me prit a
imaginer qu'elle aurait dû être papillon dans une autre vie, tant
elle marchait avec grâce et légèreté. Fasciné que j'étais, je
ne me rendis pas compte tout suite que la nuit était tombée. Je ne
sais pas combien de temps nous avons marché, mais en cet instant
j'avais perdu la notion du temps, et surtout je m'en fichais.
Lorsqu'elle
stoppa sa marche dansante, je sut que nous étions à destination. Le
cadre était idyllique; perdu au milieu de toute cette verdure, une
minuscule mare, pas plus grande qu'une flaque, coincée entre deux
gros rochers.
« Is
mise Kelan, dit-elle de sa voix que je découvrait cristalline. Dé'n
t-ainm a th'ort?
-Quoi?
fis-je, sortant de mon hébétude.
-Hum...
Les écossais ne parlent donc plus le gaélique? Il est vrai que je
ne suis pas revenue depuis longtemps... Mon nom est Kelan, je suis
fille du Peuple d'Ambre. Quel est ton nom?
-Kenneth...
Kenneth MacEnruig... C'est quoi le Peuple d'Ambre?
Elle
s'assit sur un petit rocher, les pieds dans l'eau translucide. Elle
raconta son histoire, en voici le récit tel qu'il est resté dans ma
mémoire:
- Il y a de cela bien longtemps, cette terre n'était pas seul territoire des humains. Elle était également peuplée d'êtres que l'Histoire a perdu, et qui aujourd'hui ne sont plus que légendes à vos yeux. Il y avait fées, elfes, nains, trolls, et géants. Nous vivions en harmonie, cette terre qui fut notre avant l'apparition des tiens, nous l'avons partagée sans nous poser de questions. Nous ne pensions pas que l'Homme était de nature cupide, et au fil du temps ils ont désiré plus et on voulu nous chasser. Nous n'étions heureusement pas sans ressources et de nature pacifique, et décidâmes de leur laisser prendre possession de nos vallées. Nous avons donc créé une brèche entre deux mondes, pour pouvoir continuer notre existence dans un autre espace, néanmoins copie conforme de celui-ci. De notre peuple, seul le roi elfe était de nature assez rancunière pour interdire aux siens de passer d'un monde à l'autre. Cependant, ceux-ci sont aussi de nature curieuse. Certains elfes outrepassèrent cette loi que Kettv, le roi, avait imposée. A cet époque une seule porte avait été créée près de l'actuelle Inverness, elle était gardée par la sorcière Ligia. La première à avoir réussi à abuser Ligia fut Samara, la fille du roi Kettv. Elle vécu auprès des humains un certain temps, et revint dans son royaume avec son fils nouveau né, Zaen. Ils furent tout deux bannis, mais ne pouvant se résoudre a quitter l'un comme l'autre monde, Samara, créa une nouvelle brèche entre ces deux univers, ainsi, elle vécu en nomade, comme Zaen après elle. A la mort de Samara, Zaen prit la décision de rassembler les exilés - dont le nombre ne cessait de croître, de même que les métisses mi-elfes mi-humains -, et créa le Peuple d'Ambre, qu'il nomma ainsi à la mémoire de la couleur des yeux de Samara. Yeux dont j'ai hérité. Je suis Kelan, fille de Zaen, Prince du Peuple d'Ambre, et de Elsa, une humaine qui croisa son chemin. Nous avons pour but de réconcilier les peuples de l'autre monde et les humains, ainsi je t'ai choisit comme témoin de l'évolution du monde, afin de plaider sa cause auprès du roi. Me suivra-tu?
Je
restait interdit devant ce personnage qui me racontait son histoire,
et aussi invraisemblable qu'elle puisse être, je la croyait. Mes
idées s'entrechoquaient, se perdaient dans mon esprit, quand d'un
coup je pris pleine mesure de ce qu'elle me demandais. Je n'eus
qu'une réponse:
-Je
te suivrai, mais je dois te dire avant toute chose, que le monde des
humains ne s'est pas amélioré, je dirais même qu'il a empiré. Je
suis navré, mais les choses ne sont pas prêtes de changer...
-Je
vois. J'espérais mieux, c'est vrai, mais j'ai le temps, et
qu'importe le nombre de siècles que ça prendra, je suis certaine
qu'un jour nous pourrons à nouveau cohabiter en paix. Je t'ai
observé, et j'ai remarqué que certains d'entre vous sont capables
de partage et de pacifisme, je trouve cela encouragent. »
Ainsi,
Kelan me fit découvrir son monde, et encore aujourd'hui j'ai du mal
à en mesurer es richesses. Et comme ces êtres avant moi, on oublia
jusqu'à mon existence, j'étais devenu légende. Dans ce monde
féerique, je me mariais à Kelan. Arianell naquit de notre union,
par la suite elle reprit la mission de Kelan. Moi même, au
crépuscule de ma vie, je décidais de revoir mon monde une dernière
fois. C'est le constat désolant de cet univers qui était le mien,
qui me pousse à vous raconter mon histoire et celle du Peuple
d'Ambre. J'espère qu'elle permettra au peuple des Hommes de
laisser les légendes revenir à ses côtés; de devenir un peu
moins cupides, un peu moins... humains, et un peu plus légendes.
Précision
linguistique: « Is mise Kelan, dit-elle de sa voix que je
découvrait cristalline. Dé'n t-ainm a th'ort? » => « Mon
nom est Kelan (…) Quel est ton nom? » (gaélique écossais)
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