Chapitre
II- Nathanaël
Elvira s’en
voulait, elle qui d’habitude ne faisait ça que lorsqu’elle y
était contrainte. En l’occurrence, elle aurait pu faire autrement.
Ses marques
de brûlures s’effacèrent et les souvenirs d’Alex se déversaient
en elle.
En se
rhabillant elle se dit qu’il lui fallait effacer toute trace de son
crime. Elle entreprit d’abord de fouiller l’appartement. Elle
trouva un coffre dans un placard, dont elle démonta la porte. Elle y
prit quelques liasses de billets et une bague, qu’elle pourrait
revendre à un prêteur sur gages si besoin. Il était fiancé, et
d’après les souvenirs du jeune homme elle sut qu’il avait une
excellente situation dans une boite d’infographie. D’où le style
cossu de l’appartement, songea-t-elle. Elle empocha également
trois paquets de cigarettes, une bouteille de whisky et quelques
bières. Elle fourra le tout dans un sac de sport en matière vinyle
trouvé dans la chambre – oubli d’une précédente conquête,
devina-t-elle.
Enfin dans
le salon elle prit une bougie qu’elle alluma, et la jeta contre les
rideaux de crêpe blanc, qui s’embrasèrent en un instant. Très
vite, le feu se propageait. Elvira sortit silencieusement, s’enfuit,
ne se retournant que pour voir les flammes s’échapper par les
fenêtres, la fumée qui se frayait un chemin entre les gouttes de
pluie.
Déjà,
quelques personnes s’attroupèrent devant l’immeuble, rejointes
par ses occupants.
Elle
repartit aussitôt, courut vers sa maison. La pluie cessa aussi
brusquement qu’elle était apparue. Une fois devant la bâtisse qui
lui était à présent familière, elle se sentit désemparée,
frappa le mur de son poing, détachant de lui quelques morceaux,
avant de s’assoir contre lui.
Elle sorti
une cigarette, fuma en regardant les volutes de fumée s’évaporer
dans l’air face à elle. Les dernières gouttes de pluie
ruisselaient sur son visage alors qu’elle entendait Vitalic jouer
The Past par l’intermédiaire du poste qu’elle avait laissé
allumé en partant. Le tonnerre continuait de gronder au loin.
Elvira
sentait une présence qui la mettait mal à l’aise.
« Ah
ah ! Du grand art, Elve, tonna une voix masculine qui brisa le
silence. Tu as aimé ça, n’est-ce pas ?
Il ne fallut
pas longtemps à Elvira pour identifier cette voix grave, légèrement
cassée.
-Nathanaël.
Je te croyais en Sibérie. Où quelque part dans ce coin…
-J’y
étais, en effet, mais comme tu peux le constater, je suis revenu. Je
n’y suis pas resté longtemps, vois-tu. J’apprécie peu le goût
des russes, leur sang est vicié par le gel et la vodka, le sucre et
l’alcool rendent leur sang visqueux comme de la glu. Leur chair est
trop durcie par le froid. Ils ont un goût détestable… dit-il sur
le ton de la confidence.
-Tu n’es
pas là par hasard.
-Bien sûr
que non ! Je me suis dit que tu aimerais avoir connaissance des
informations que j’ai pu glaner. Il m’a fallu pas mal de temps
pour trouver quelque chose de valable, mais n’avons-nous pas
l’éternité devant nous, Elve ?
Sa voix
avait pris un ton grave et lourd de sous-entendus sur ces derniers
mots.
-J’étais
donc dans la région, continua-t-il, lorsque j’ai senti un cœur se
vider de son sang et de son énergie. J’ai su que c’était toi.
Entre nous, profiter du désir humain pour arriver à ses fins,
c’était d’une ingéniosité qui force le respect, mais tu
devrais changer de méthode.
-Je ne le
maitrise pas.
-Je sais,
c’est ce que tu as toujours dit.
-Tu me
cherchais, dis-tu ?
-Exact.
As-tu déjà entendu parler de Zhoran ?
-Non, qui
est-ce ?
-Connais-tu
le mythe d’Hypnos, le dieu du sommeil, et de ses fils qu’on
appelle les Songes ? Je suppose que oui. Disons que Zhoran est à
lui seul Ikélos, Phantasos et Morphée. C’est un métamorphe. Il
se trouve qu’il sait beaucoup de choses. Il pourra t’aider sans
aucun doute, enfin c'est ce que dit mon informateur... Je n'en sait
pas plus sur Zhoran. En outre, je sais quels étaient les vampires en
activité dans ta région natale ce jour-là. Je tiens cette
information de Aislinn, qui elle-même la tient de Marcus, qui lui la
tient de Malika, qui elle-même…
-Je t’en
prie, Nathanaël, abrèges mes souffrances, Ô toi qui détient le
savoir… s’exclama Elvira à bout de patience.
-Le sarcasme
ne te sied guère, très chère. Il y en avait peu. Tu as de quoi
noter ? demanda-t-il tout sourire. Mouharf ! J’étais
déjà très drôle de mon vivant, mais là j’atteins des sommets !
-Ravie de
l’apprendre. Les noms ?
-Dallón,
Lüdwig, Sebastian, Joast, Lasair, Ilias et Alban.
-Laisse
tomber Lüdwig, c’est un vieil ami. Où puis-je trouver les
autres ?
-Ça, je ne
sais pas, et c’est là que Zhoran intervient. Il… ou elle, ça
dépend de ses humeurs, te dira tout ce que tu veux savoir. Non
content d’être Morphée, c’est aussi un oracle…
-Et où
puis-je le trouver, lui ?
-C’est là
que ça se corse… Pour le trouver, trouve Yggdrasil.
-Pardon ?
C’est une farce ?
-Non, j’en
ai bien peur. Mon informateur était formel.
-Eh merde.
-A la
tienne.
-Je t’offre
une bière ?
-Ouais. Tu
te souviens de notre rencontre ? demanda Nathanaël.
-Comment
l’oublier. Tu me le rappelle à chaque fois.
-C’est de
bonne guerre.
-Hum.
C’était en septembre de l’année 1873, dans les faubourgs de
Londres.
-Une belle
époque, dit-il en soulevant les pans de sa veste.
Il descendit
du toit où il s’était perché, pour mieux apprécier la
discussion qu’il avait lancé.
-En effet
c’était une belle époque, murmura Elvira en revoyant après des
années le visage fin de Nathanaël.
Elle
commença le récit de leur rencontre, désireuse d’oublier Alex,
son corps vide, et le bruit des sirènes qui retentissaient encore.
-Il faisait
chaud cette nuit-là du moins à en juger les attitudes des passants.
Chaque femme avait son éventail. Dans les rues, les promeneurs
discutaient politique. De Napoléon III par exemple. Mort en janvier
à Camden Place ; dans le comté de Kent, où il vivait depuis
trois ans déjà ; les gens se sentaient proche de lui, je
pense. Je me souviens de quelques français exilés auprès de leur
pathétique empereur.
L’Europe
elle-même était en pleine effervescence ; entre le krach de
Vienne, le départ de Thiers en France, remplacé par McMahon, le
poète Verlaine qui blessa son amant dans un accès de folie.
L’évacuation de Verdun par les troupes allemandes, leur défaite
en 1871 ; la France amputée de l’Alsace et de la Lorraine. Et
tous ces morts… Ceux noyés avec le paquebot britannique RMS
Atlantique, ceux tués par le Smog… Et l’Alexandra Palace de
Londres, détruit dans les flammes.
Putain !
Quelle année de merde ! Seul point positif, dans une certaine
mesure : la fondation de la brasserie Heineken à Amsterdam !
A l'époque elle n'avait pas ce goût de flotte qui la caractérise
aujourd'hui!
-Je préfère
les bières irlandaises, vois-tu ?
-Oui, moi
aussi, mais c’était quand même quelque chose !
répondit-elle. Oh et j’allais oublier un homme que j’admirais à
l’époque : Joseph Chamberlain. Je l’admirais pour son
optimisme, lui qui voulait changer la face de Birmingham ! A
quoi cela peut bien servir, quand on voit le monde tel qu’il est
aujourd’hui ? Le pauvre homme s’est donné tant de mal, pour
rien. Dommage que ses descendants aient eu une vision des choses si
différente de la sienne, en un sens. Bien que radicaliste, il n’en
était pas moins juste dans ses idéaux. Son projet urbanistique
tenait la route. Bref… Une période où se mêlaient bien-être et
tensions vivaces. Ce soir-là en tout cas, l’atmosphère était
lourde. Je crois avoir déjà dit qu’il faisait chaud.
« Les
femmes ; engoncées dans leurs jolies robes à froufrous et
leurs corsets, bleu pâle, jaune, vert émeraude… ;
s’éventaient avec ferveur en riant aux paroles de leurs hommes.
Les femmes… Elles suaient la sensualité. Les tissus
s’entrouvraient sur leur décolleté laiteux. Si pleins… si…
appétissants, qu’on aurait presque mordu dedans, là, au milieu de
la foule. Je les regardais rire, folâtrer au côté des hommes qui
discutaient gravement de la situation politique et économique du
royaume. Comme si leurs mots avaient pu changer la face du monde.
C’était une nuit placé sous le signe du paradoxe. Rires, grandes
pensées, libertinage et débats enjoués.
« Et
il y avait toi, de l’autre côté de la rue. Je sirotais mon verre
de porto. Tranquillement. Et je t’observais. Du premier regard,
j’ai su. J’ai su que ce serai toi. Tu étais là, adossé contre
un mur, fumant un cigare de médiocre faction tandis qu’une
pathétique femelle tentait de te faire la cour.
-C’est
vrai. J’avoue que mon goût pour les cigares de premier prix était
sans doute ce qui me faisait le plus défaut. Mais j’ai changé…
aujourd’hui je ne fume plus que des cigarettes de premier choix !
Belle évolution, non ?
-En effet,
on peut dire que tu sais passer d’un extrême à l’autre. Hier
mauvais cigares, aujourd’hui clopes à trois sous… remarquable !
Cela dit, ça te donnait un charme certain. Un peu bohème, libre de
toute pression capitaliste. Enfin, le terme n’est pas approprié…
j’oubliais qu’alors il n’existait pas. Toutes ces années
commencent à peser sur moi, je me perds dans tous ces néologismes
inutiles.
« Je
te regardais, donc. Et nous avions belle allure ! Toi dans ton
élégant costume sombre, une veste queue-de-pie sur une chemise
blanche à long col, un chapeau haut-de-forme sur la tête, comme il
était d’usage à l’époque.
-Oui… Je
t’observais moi aussi. Tu semblais si… mystérieuse, dans ta robe
bleu nuit au style grec antique. Et tes mains gantées de mitaines en
dentelle noire, longues jusqu’au-dessous du coude. Une bague sertie
d’une pierre de lune ornait ton doigt fin, captait la lumière
orangée des réverbères. Tes cheveux… (ce disant il saisit une
mèche qui s’attardait sur la joue d’Elvira) bruns, presque
noirs, noués en un chignon élégant laissant retomber quelques
lourdes boucles sur ta peau blanche. Une voilette mouchetée noire,
prolongement d’un ravissant bibi du même bleu que ta robe,
recouvrait ton œil droit. Tes yeux… maquillé de noir charbonneux.
Et le rouge de tes lèvres (il passa le bout de ses doigts sur
la-dite bouche)… si profond, contrastant avec l’ivoire de tes
dents mâchouillant ton porte-cigarette.
-Eh… ne
t’égare pas…, susurra confusément Elvira.
-Tu étais…
tu es très belle, petite Elvira, il ne faut pas t’en offusquer.
-Je rougirai
si je le pouvais… Tu n’étais pas mal non plus. Tu me plaisais.
J’ai abandonné mon verre à moitié plein pour te rejoindre, pour
te parler, pour…
-Pour
m’avoir. Et tu m’as bien eu, petite salope, grinça-t-il tout en
enserrant le cou d’Elvira de sa main longue et blanche, juste sous
la mâchoire. Je t’ai suivi dans ta chambre. On a baisé comme des
sauvages, c’était…magique. Tu m’as donné la vie en me tuant,
mais tu m’as brisé. A jamais mort, toujours en vie. Grâce à toi.
(avec un regard sombre, mauvais, il hurla:) N'as-tu pas honte de ce
cadeau mortel ? Hein ?! Pourquoi ? Je te le répète
encore aujourd’hui, petite Elvira : pourquoi moi ?
Elvira
baissa les yeux, puis les releva pour regarder Nathanaël, puis
répondit :
-Je
souhaiterais tellement avoir une réponse à te donner… Mais je
n’en ai pas. Tu étais là, en face de moi, et j’ai su… J’ai
su, c’est tout. Je voulais… je voulais… Je ne sais pas…,
peut-être me sentir moins seule… Je vivais déjà depuis cinq
siècles et vingt-six ans de solitude… Jamais je n’aurai dû
partager mon fardeau, mais c’était trop dur, trop lourd à porter…
Je suis tellement… désolée… Et j’ai fait de toi un monstre,
une apocalypse… Combien d’innocents as-tu dévoré ?
-Des
milliers peut-être. Comptes-tu tes repas pour une année ? Les
comptes-tu pour un siècle ? Pas moi. Quand j’ai faim, je
mange, c’est aussi simple que ça.
-Je ne vois
pas les choses ainsi…
-Avons-nous
le choix ? Bien sûr, toi tu ne manges pas, tu te contentes de
condamner les autres à te suivre. A quoi pensais-tu quand tu m’as
fait boire ton sang ? Tu étais trop naïve pour penser que je
ne serai pas ton clone, docile et malléable. Tu m’as imposé une
non-vie. Une immortalité que je ne désirais pas. Toi et moi, nous
ne pouvons mourir. Mais on peut offrir ça aux humains. Eux au moins
peuvent connaitre le repos éternel. Tu aimerais connaitre ça,
n’est-ce pas ? Moi aussi et plus que tout. Il faut se dire…
qu’on ne leur ôte pas la vie, on leur offre la mort que nous ne
connaitrons pas. Chhh… Ne pleure pas, petite Elvira. Je hais ce que
tu as fait de moi. Je te hais, rien n’est plus certain que cela.
Mais je refuse de te voir pleurer.
-Pardonne-moi…
-Impossible.
Je n’en ai pas la force.
Il essuya
une larme qui glissait sur sa joue.
Après un
silence qui sembla interminable, Nathanaël reprit, plus enjoué :
-Bien !
Montre-moi donc ta caverne ! Le soleil va bientôt se lever.
- D’accord…
»
Ils
rentrèrent tous deux dans la petite maison. Après quoi, Elvira
prépara du thé avant de s’assoir près de Nathanaël, sur l’un
des fauteuils. Elle lui tendit une tasse fumante. Il la prit à deux
mains, but une gorgée et la posa sur la table basse. Il prit celle
d’Elvira et la posa à côté de l’autre. Lui prit son visage
entre ses mains et lui baisa les lèvres.
« Cesses
de faire ton romantique, dit-elle en le plaquant contre le dossier.
Fais-moi l’amour. »
Nathanaël
se leva après s’être libéré de l’étreinte d’Elvira. Il
enleva sa veste et sa chemise. Torse nu, il empoigna le bras d’Elvira
et la tira vers lui pour la faire se lever. Celle-ci l’accula
contre un mur, renversant une pile de livres au passage. Ils se
dévorèrent les lèvres, yeux dans les yeux. Nathanaël prit le cou
d’Elvira entre ses mains. Ces dernières descendirent le long des
épaules, faisant glisser les bretelles de sa robe, qu’elle avait
enfilée deux minutes plus tôt, dévoilant ainsi sa poitrine, ses
seins blancs.
Très vite
ils furent nus. Il la pénétra, elle leva la tête, les yeux, lui
empoignant les cheveux.
Etrange
qu’un vampire, dénué de vie, de souffle, de battements de cœur,
puisse jouir avec tant de fièvre. Il semble que ce soit là le seul
instant où la vie réintègre leur corps. Un seul instant seulement.
Une fois
qu’il en eut fini, Nathanaël alla s’assoir, nu, sur le fauteuil,
et entreprit de finir son thé. Il était froid.
Elvira resta
adossée au mur, les yeux dans le vide. Une larme traça un sillon
humide sur sa figure. L’essuyant du poignet, elle imita Nathanaël
et bu son thé elle aussi.
Un silence
pesant se faisait sentir. Ce fut une sirène de police qui le brisa.
Elvira n’y
prêta pas attention. Au bout d’un instant le bruit strident
commença de diminuer, et le silence revint. La police jugea sans
doute l’endroit désert.
Elvira jeta
un œil vers Nathanaël. Celui-ci bougeait peu, portant à intervalle
régulière la tasse froide à ses lèvres, lentement, comme s’il
en savourait les saveurs.
Et ce
silence, encore le silence. Lourd. Etouffant.
Il fallait
qu’elle trouve quelque chose à dire. Elle entrouvrait les lèvres,
mais se ravisait aussitôt. En cet instant les mots semblaient
superflus. Qu’aurait-elle pu dire ? Qu’elle regrettait ?
Il ne la croirait pas et rejetterait ses excuses une fois de plus.
Qu’elle l’aimait ? Surement pas. Pour elle il n’était
qu’un ami. Au-delà, un plan baise. Aurai-t-elle pu lui dire que
c’était fantastique, qu’elle avait pris son pied comme jamais
auparavant ? Non, une banale partie de cul, rien
d’extraordinaire. Nathanaël était un amant fabuleux, c’est
vrai, mais avec lui c’était toujours bestial, l’acte ramené à
quelque chose de vulgaire. En cela il voulait lui faire mal, et y
parvenait.
Après un
long, très long moment de réflexion, elle réussit enfin à
articuler :
« Que
vas-tu faire ?
-Finir mon
thé.
-Je veux
dire, après ?
-Je ne sais
pas. Repartir vers Hambourg, peut-être. Ouais… Hambourg c’est
bien.
Silence…
-Je vais me
coucher, annonça Elvira, à court de mots.
-Mouais.
Répondit-il distraitement.
-Bien. Te
reverrais-je à mon réveil?
-Tu connais
déjà la réponse. Arrête de poser des questions connes, ça te
rend laide.
-La belle
affaire…
-Dors bien.
-Ouais… »
Le silence
retomba aussi soudainement qu’il avait été brisé.
Elvira se
coucha sur son lit, jetant à peine un œil vers la pièce qu’elle
n’avait pas encore passé en revue. Seul le lit l’intéressait.
Il avait sa tête contre le mur, une table de nuit de chaque côté,
une petite lampe de chevet sur celle de gauche. Elle remarqua
cependant une grande armoire de bois brut, un papier peint fleuri
bois-de-rose aux murs, et des voilages blancs en guise de rideau pour
l’unique fenêtre, à droite du lit.
Un épais
édredon recouvrait ce dernier. Elvira coinça un oreiller moelleux
entre sa tête et son bras. Elle s’endormit aussitôt, la tête
emplie de souvenirs qu’elle aurait préféré oublier.
A son
réveil, à la tombée de la nuit, Nathanaël avait disparu. Comme
toujours. Sur la table, un morceau de papier déchiré et corné.
Elvira le lu et le froissa dans sa main.
Il eut été
absurde d’attendre quelque chose de Nathanaël, elle le savait.
Entre eux, il n’y avait jamais eu autre chose que du sexe, un désir
haineux.
A quoi
d’autre pouvait-elle s’attendre ? Elle était la cause de
cette détestable relation.
Nathanaël,
l’élégance incarnée, un baisodrôme ambulant, était aussi ce
qui lui tenait lieu d’ami. Le seul, parmi tous les autres, en qui
elle avait confiance et qui était assez sincère pour lui avouer son
dégout d’elle. Présent lorsqu’elle avait besoin d’être
soutenue. Il ne comprenait pas tout d’elle, mais faisait de son
mieux.
Il la
haïssait, certes, mais elle n’était pas son ennemie. On raconte
qu’un vampire reste profondément attaché à son créateur.
C’était peut-être vrai pour Nathanaël.
Depuis cent
trente-sept ans, toujours le même schéma qui se répétait :
une épaule pour pleurer contre la satisfaction d’un désir sauvage
et brûlant.
Puis il
partait, ne laissant derrière lui qu’un simple mot dont seule
Elvira pouvait comprendre la portée.
La situation
ne satisfaisait l’un et l’autre que dans une certaine mesure,
l’un ayant l’illusion de vengeance, l’autre ayant l’illusion
d’être aimée ; leurs désirs profonds n’étant jamais
assouvis.
Cependant ni
l’un ni l’autre ne parvenaient à exprimer ces désirs, ils
restaient enfouis, et ils restaient sourds l’un à l’autre. Ce
qui était dit entre eux n’était que la face émergée de
l’iceberg. Ca n’avait jamais été autrement.
Leur
histoire, une sorte d’amour infini, immuable, qui
s’autosatisfaisait, et une haine implacable.
Se
pouvait-il qu’ils s’aiment ? Oui. Sans nul doute, mais aucun
des deux n’en avait conscience. Ou du moins, ils refusaient de
l’admettre, c’eut été s’avouer vaincu. Pour Nathanaël, cela
signifierais perdre ce but chimérique qui lui permettait de
survivre. Il lui fallait une raison à son sort. Cette raison,
c’était Elvira. Il lui fallait donc la haïr.
Pour Elvira,
aimer Nathanaël serait s’abaisser à devenir victime de cette
haine, or elle voulait donner l’illusion que le traitement qu’il
lui réservait ne la touchait pas. D’une certaine manière, elle
estimait mériter ce sort, et au fond d’elle-même avait peur que
Nathanaël ne disparaisse à jamais, la laissant seule avec ses
démons.
En somme,
ils avaient désespérément besoin de l’existence de l’autre.
Ils vivaient
l’acte d’amour de façon fusionnelle et sans contrainte, qu’ils
ne prenaient que comme quelque chose de matériel, juste… corporel.
Un amour sans sentiments exprimés. Un amour que pourtant aucun être
– humain ou non – ne pouvait éprouver. Un amour que l’on ne
vit que dans le partage d’une mort illusoire, ne laissant que peu
de place, sinon aucune, aux épanchements romantiques et à la
sensiblerie. Un amour mû par le désir sauvage des corps, la volonté
inavouée de lier leurs âmes, pour un instant. Un instant pour
oublier.
En
définitive, l’amour des premiers âges du monde. Intemporel, mais
peu à peu oublié des vivants, réinventé par les morts.
Elvira lâcha
la boule de papier qui roula sur le sol, et alla se laver. Elle
enfila un jean et un tee-shirt blanc avant de nouer ses chaussures. A
présent elle savait quoi faire. Elle devait maintenant se concentrer
sur la recherche du métamorphe, Zhoran.
Un
métamorphe est en général assez aisé à trouver. Enfin, tout
dépend du métamorphe… Zhoran n’étais à l’évidence ni un
lycanthrope, ni un représentant des Cat People (ou « chat-garou »,
pour faire simple). Zhoran avait ceci de plus qu’il n’était pas
un métamorphe animal, comme les trois quarts de ses congénères.
Non, lui était un habile mélange des trois fils d’Hypnos.
Peut-être même avait-il inspiré ce mythe… pensa Elvira. Ikélos
était celui qui se changeait en animal, Phantasos en objets
inanimés ; et Morphée, le plus célèbre d’entre eux, avait
la possibilité de prendre diverses figures humaines, comme lorsqu’il
apparut à Alcyone sous les traits de son mari, dont elle ignorait le
décès en mer. « Détachant alors les
ailes de son corps, il prend les traits de Céyx… »
dit Ovide à son propos dans ses Métamorphoses.
Bref, Zhoran
en Songe qu’il était, s’avérait plus difficile à trouver.
Sa demeure
se trouve dans un frêne. Jusque-là, tout va bien. Si ce n’était
le fait qu’il s’agissait rien de moins qu’Yggdrasil, l’arbre
monde de la mythologie nordique.
Trouver un
mythe dans un mythe, voilà qui était cocasse ! Et là, tout de
suite, l’entreprise s’avérait… disons, difficile à mener.
Un être
magique dans un arbre… Elvira ne put s’empêcher d’imaginer une
grand-mère feuillage décrépite, au visage écorce de saule. Elle
aurait voulu pouvoir s’en amuser.
Chercher
Zhoran signifiait aussi quitter cet endroit. Cette vieille baraque
abandonnée était le plus joli coin dans lequel Elvira ait vécu.
Pourtant le départ était inévitable. Elle se promit d’y revenir
une fois toute cette affaire terminée. Elle se voyait bien y couler
une existence paisible, sinon heureuse. En attendant, elle voulait
profiter encore un peu de ce havre.
Elle n’était
là que depuis cinq nuits, pourtant elle s’était déjà attachée
au lieu. Il lui rappelait la maison de son enfance, en Bretagne, près
de l’actuelle Fougères. C’était une petite bâtisse de pierres
grises, bordée d’une immense forêt de conifères, une rivière
chantait au loin, et au sud s’étalaient les champs de blé,
d’avoine et d’orge. Un potager à l’est côtoyait un grand
poulailler, et dans un petit enclos paissaient des chèvres et deux
vaches à lait. Chaque jour Elvira et son père avaient droit à de
beaux œufs et du lait frais pour accompagner leur potage.
La maison
qui avait entendu ses premiers cris, en 1347, lui manquait
terriblement. Elle avait six cent soixante-cinq ans. « Déjà,
songea-t-elle. Déjà si lointain le temps où je riais sous les
arbres, où je grimpais aux branches du grand aulne. Déjà si loin
le temps où des bras aimants m’embrassaient lorsque l’orage
grondait… »
Réprimant
une vague de douleur, elle entreprit de rassembler ses affaires. Elle
regretta d’avoir abandonné la voiture qui l’avait conduite en ce
lieu.
Son père
disait souvent qu’un problème sans solution n’en était pas un,
et que ne pas chercher la clé de ce problème était comme faire
preuve de lâcheté. Il était temps de mettre en pratique ce vieil
adage. Ce pour tous les problèmes : trouver un moyen de
transport, trouver Yggdrasil, trouver Zhoran, trouver ce salaud qui
avait fait d’elle un monstre sanguinaire sorti tout droit d’un
mythe babylonien et le tuer. Jusqu’à présent, elle avait été
trop lâche.
Elle rangea
soigneusement un à un ses livres et ceux nouvellement acquis dans
ses deux cartons. Elle ne savait pas si elle avait besoin de tout
emmener, pas plus qu’elle ne savait combien de temps il lui
faudrait pour trouver Zhoran, ni si elle pourrait revenir ici un
jour.
Laissant là
les cartons, Elvira sortit pour réfléchir. Elle avait la nuit
devant elle.
Marchant en
direction de la ville, elle se rendit compte que personne ne semblait
troublé par le drame de la nuit dernière.
Les gens
sont désabusés, se dit-elle, ils ne s’émeuvent plus de rien tant
que ça ne les touche pas personnellement. L’être humain a
peut-être toujours eut en lui cet individualisme, mais c’est au
vingtième siècle que cela prit une ampleur démesurée. L’habitude…
L’habitude de voir meurtres, viols et tant d’autres atrocités
tous les jours à vingt-heure, lorsque sonne l’heure de se planter
devant son poste, steak en fourchette, pour voir des pays mourir de
faim, d’autres écrasés sous le joug d’un dictateur dont on sait
à peine le nom. Tant de crimes délivrés comme un spectacle. Les
gens s’en sont blasés. Les corps ensanglantés de leurs congénères
ne leur déclenche ni honte ni dégout, juste une espèce de silence
empreint de pitié sans compassion. Une minute pour dire « oh,
les pauvres », avant de s’emporter parce que le trafic est
mauvais, aujourd’hui. Et quand une mère gifle son enfant dans la
rue, personne ne se retourne. Les sans-abris restent assis dans la
merde, sous une couverture crasseuse, sous les regards à peine
voilés de mépris. Parfois même des adolescentes se font violer au
soir venu dans un parc, presque à la vue de tous, et qui s’en
inquiète ?!
Non. Ce
n’est pas par égoïsme. Seulement une saloperie d’habitude. Trop
d’images, beaucoup trop. A force de guerres, de corps mutilés, et
d’habitude, ils ont appris à se murer derrière un masque de déni.
Cela vaut mieux pour eux que d’affronter les vices de la
civilisation qu’ils ont bâtie. Comme s’ils refusaient d’accepter
qu’en eux se cache un besoin de destruction, d’autodestruction.
Une certaine
dureté, pour éviter d’affronter leur faiblesse et leur
impuissance face à l’humanité. Face à eux-mêmes.
Ils avaient
fini par se dire qu’ils n’y pouvaient plus rien.
Certainement,
non, ils n’y pouvaient plus rien. Cette fatalité ambiante
résonnait dans l’esprit d’Elvira.
« Mais
merde ! s’écria-t-elle en elle-même. Ils ont leur libre
arbitre pourtant! Personne ne les a forcés à le perdre. »
Ils l’ont
perdu seuls… Seuls…
« Comme
je le suis, et le serais pour l’éternité… Verrai-je chaque jour
l’humanité s’embourber dans l’habitude de la déchéance ?
Chacun finit par être seul, parce que personne ne veut tenir la main
de son voisin. Moi je suis seule, parce que personne ne veut tenir la
mienne… »
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