Chapitre
IV – Une dernière nuit
Elvira
s’interrompit dans ses pensées. C’est étrange… C’était
comme si quelqu’un l’observait, comme si… Non, Nathanaël est
parti, et il doit déjà être loin, se dit-elle.
« Il
me faut un verre. »
Elle se
dirigea donc vers un pub enfumé, au néon grésillant. The Irish
Inn. Un nom bien peu original « l’auberge irlandaise »…
le tenancier devait ignorer la signification de « inn »
car rien n’indiquait qu’il s’agissait d’une auberge. Mais
qu’importe le nom et l’aspect de ce pub, l’appel d’un liquide
délicieusement ambré était trop fort.
Le bar était
composé en deux parties. Dans une première salle, le comptoir à
gauche, massif plaqué de zinc couleur bronze. Un jeune barman était
en train d’essuyer un verre à bière, derrière les trois machines
à pression. Derrière lui, un grand miroir sur lequel était
disposée l’étagère à alcools. Un autre homme, assis sur un des
sept grands tabourets de bois sirotais un demi, fumant une cigarette
qu’il tapotait régulièrement sur le bord d’un cendrier à
l’aspect imposant et crasseux. A droite de la pièce, une rangée
de cinq tables de bois massif, cernées de chaises faites du même
bois sombre, légèrement rougeâtres.
Au fond, une
deuxième salle où trônait une table de billard, éclairée d’une
lampe à l’abat-jour de plastique vert, comme celles que l’on
voit dans les films américains.
Autour du
billard, d’autres tables, plus grandes, mais du même bois
vermoulu, grossier.
Le bar était
loin d’être bondé, seuls quelques clients, des habitués sans
doute, étaient dispersés entre les deux salles. La fumée de
cigarette s’élevait, tourbillonnant vers le plafond, fusionnant
avec les effluves d’alcool, se brisant sur les ampoules des lampes
aux abat-jours poussiéreux, créant un ciel de nuages gris-brun
suspendu au plafond orné de grosses poutres. Un drapeau de l’Irlande
était accroché entre deux de ces poutres. Lui-même semblait gris
et sale.
« Bonjour
madame, je vous sert quoi ? Récita le barman.
-Un whiskey.
Avec glace, s’il vous plait.
-Tout de
suite ! Une préférence pour la marque ?
-Bowmore.
-Excellent
choix ! Connaisseuse ?
-Oui, on
peut dire ça.
Le barman
s’empressa de lui servir son verre. Elvira se perdit dans la
contemplation du bar. L’atmosphère enfumée et sale lui conférait
une ambiance chaleureuse et assez agréable. Le tintement du verre
sur le comptoir sortit Elvira de ses pensées.
-Merci.
Combien vous dois-je ?
-Cinq euros
tout ronds.
-Tenez,
dit-elle en tendant un billet de dix, gardez tout, j’en reprendrais
surement un autre.
-Ok !
La
simili-joie apparente du barman l’agaça. Peut-être parce que
cette joie, même feinte, lui était inconnue. Il ne devait pas bien
gagner sa vie, mais au moins, il avait ce trésor en lui. Elle
l’enviait pour ça.
Elle
entreprit de vider son whiskey en ruminant ses regrets, puis s’alluma
une cigarette.
Elle regarda
la fumée s’envoler et se mêler à celle des autres cigarettes du
bar, se mouvant devant les spots avec une lenteur morbide, poisseuse.
Le bar était
aussi miteux vu de l’intérieur que de l’extérieur. Les tables
étaient souillées de vieilles tâches d’alcool, et le grand
miroir bordé d’un cadre de cuir marron qui les surplombait était
parsemé de traces de doigts, comme sur le comptoir. Le sol était
aussi sale que le reste, il était collant et générait des "crouich
crouich" peu ragoûtants à chaque pas.
Le cuir
était une matière très présente ; sur les chaises, les
tabourets et quelques bibelots ; lui aussi était usé et sale.
L’hygiène
ne devait pas être leur point fort. Des mégots de cigarettes et
déchets de toute sorte jonchaient le sol, les tâches étaient
innombrables. L’air y était pesant, alourdis par les volutes de
tabac froid, d’alcool, de transpiration, et d’autres substances
fétides inidentifiables.
Cependant
l’alcool n’y était pas trop mauvais. Derrière le comptoir
siégeaient toutes sortes de bouteilles ; whiskey, rhum, gin,
tequila, bière, martini, vodka, vin… ; portant des étiquettes
Jack Daniels, Bowmore, Kilkenny, J&B, Smirnoff, Heineken,
Guinness, Absolut, Malibu, Desperado, Leffe, Jet27… ; et bien
d’autres encore.
La petite
dizaine de clients avaient tous l’air aussi négligés les uns que
les autres. Seul le barman, vêtu d’un jean noir et d’un polo
gris clair aux manches relevées sur les coudes, dénotait avec le
reste du tableau. Il était plutôt séduisant bien qu’amoché par
l’air ambiant, et peut-être par la condition qu’était la
sienne. Ses cheveux auburn, aux reflets roux, étaient élégamment
noués en catogan par un gros ruban noir ; ses yeux verts
étaient cernés d’un épais trait de khôl noir. Elvira nota ses
traits fins bien que bruts, une barbe de trois jours durcissait ce
visage aux courbes harmonieuses, son nez droit et sévère
contrastant avec le tracé fin et doux de ses lèves.
Elle
reconnut bien là les traits propres aux irlandais. Au moins
l’enseigne du bar ne mentait-elle qu’à moitié.
-Je voudrais
mon deuxième verre, s’il vous plait, lança-t-elle à son endroit.
-Bien sûr !
répondit-il, toujours avec le même enthousiasme.
-Comment
vous appelez-vous ? demanda-t-elle lorsqu’il eut posé le
verre devant elle.
-William.
William Finn. Mais tout le monde m’appelle Will, ou Willie.
-Will… Je
suis prête à parier que vous êtes irlandais.
-Vous auriez
remporté le pari. Je le suis en effet, enfin, à moitié. Mon père
est né près de Donegal dans l’Ulster, ma mère est française.
-L’Irlande
est un pays magnifique. J’y ai séjourné quelques temps.
-J’y
passais tous les étés quand j’étais môme ! Et vous,
comment vous appelez vous ? D’où venez-vous ?
-Je
m’appelle Elvira Le Guennec. Je suis né dans un petit village près
de Fougères. En Ille-et-Vilaine.
-Je ne suis
jamais allé dans ce coin là… C’est joli ?
-Très.
-Eh !
Garçon ! héla un client à l’autre bout du bar.
-Je viens !
répondit William. »
William
Finn. Un nom charmant pour un homme charmant malgré son allure
dégingandé. L’évocation de ce nom rappela à Elvira l’année
1520, où elle avait eu affaire avec un Finn. Bien sûr, ce nom était
très rependu déjà à l’époque, plus encore aujourd’hui.
Cependant cela ne manquait pas de troubler. Le vieux Finn était
réputé en Irlande pour sa ferveur à pourchasser le mal…
Sorcières, vampires, et autres créatures, il mettait un point
d’honneur à les exterminer, tous. Combien de pauvres femmes
innocentes a-t-il torturé puis mis au bûcher en apprenant qu’elles
concoctaient des « potions », alors qu’elles n’étaient
coupables de n’avoir créé qu’un onguent à base de plantes
médicinales… Combien d’innocents a-t-il transpercé d’un pieu
taillé dans un sorbier ? Finn était impitoyable, et il était
très souvent dans l’erreur, mais tout le monde le croyait. Il
savait se faire entendre et respecter. Et pourtant, dans la majorité
des cas, il ne s’avérait être qu’un crétin doublé d’un
assassin. Mais un crétin dangereux s’il tombait juste, ce qui
arrivait parfois.
Ce fut un
soir de mai 1520 qu’elle eut affaire à lui. Elle séjournait
depuis quelques temps déjà dans la région de Luimneach – ou
Limerick – là où œuvrait Tristram Finn. Ce soir-là il planquait
dans la petite bourgade, et bien vite il s’était rendu compte
qu’Elvira ne sortait que la nuit. Sachant qu’on avait signalé la
perte de cinq têtes de bétail cette semaine-là, il ne fut pas long
à la soupçonner. Il l’attaqua chez elle aux premières lueurs de
l’aube, le moment où, selon lui, un vampire était le plus
vulnérable. Le pauvre homme ne se doutait pas un instant qu’en
réalité, les vampires n’ont pas besoin de sommeil, et sont donc
alertes à n’importe quel moment. Bien sûr, Elvira dormait la
journée, mais ce n’était pas véritablement du sommeil, elle se
« déconnectait », en fait.
Le pauvre
Finn regretta bien vite son erreur, juste avant qu’Elvira ne le tue
en lui arrachant d’un geste le bras tenant le pieu et sa mâchoire.
Une fin sanglante pour un homme coupable de crimes tout aussi
sordides.
Puis elle
s’était enfuie, pensant à la myriade de pauvres gens qu’il
avait brûlé, décapité ou écartelé (ou les trois, parfois…).
Décidemment
ce nom ne lui plaisait guère. Il était improbable que le gentil
William Finn puisse être descendant de Tristram Finn, pourfendeur de
faibles innocents… Et quand bien même, les probabilités que la
tradition de chasse aux démons ait perduré sur tant de générations
étaient quasiment nulles.
« Ce
sera tout pour vous, Elvira ? répéta William.
-Oh,
excusez-moi, Will, j’étais… perdue dans mes pensées. Je
reprendrais bien un verre, sourit-elle.
-D’accord,
mais celui-là, je vous l’offre !
-En quel
honneur ?
-Eh bien,
pour une fois que j’ai une jolie femme dans ce rade, un verre
offert est bien de mise !
-Très bien,
si vous le souhaitez.
-Voilà pour
vous !
-Merci,
Will. Que portez-vous au cou ?
-C’est un
gri-gri… une croix celte je crois…
-Laissez-moi
voir…, dit-elle en prenant l’objet entre ses doigts. Oui, c’est
une croix celte, en effet.
« Une
chance qu’il n’ait pas d’effet sur moi et qu’on ne soit pas
dans un film sur Dracula !, dit-elle in petto. »
En des temps
anciens, la religion prônant le Bien, on pensait que les icones
pouvaient faire fuir le Mal, donc les vampires, voire les tuer.
Encore aujourd’hui cette image de « démon » repoussé
par une croix, et quelques gouttes d’eau bénite, est très
présente. C’est un archétype. Et surtout, c’est faux, les
icones n’ont jamais eu aucun effet.
Il existe
trois façons de tuer un vampire : les pieux sont efficaces
s’ils sont taillés dans le bois qui convient, sorbier, frêne,
érable, peuplier, saule ou tilleul ; le vampire meurt alors par
empoisonnement. Les deux autres méthodes sont néanmoins beaucoup
plus efficaces et plus radicales : l’immolation par le feu et
la décapitation.
Sans compter
bien sûr la lumière du jour. Sur ce point, Elvira ne mentait pas
lorsqu’elle disait être photosensible. Logiquement, un être mort
ne produit plus de mélanine, qui protège la peau du soleil; la
peau, les cheveux et les yeux gardaient toujours sensiblement la même
teinte, mais le corps n'est plus protégé. C’est simple, la peau
brûle, plus vite qu’un cadavre lambda, mais en gros c’est le
même principe. Un corps pourrit plus vite en plein soleil que s’il
était enterré dans le noir total, dans un endroit frais.
-Elle est
très belle, reprit Elvira. Elle a l’air ancienne…
-C’est le
cas, elle a survécu à plusieurs générations. C’est ce que mon
grand-père m’a expliqué en me l’offrant.
-Intéressant…
… Et
inquiétant. Les doutes d’Elvira reprirent de plus belle dans son
esprit. « Plusieurs générations » ne signifiaient pas
nécessairement dix-huit générations, mais un pourcent de
probabilité, ça reste une probabilité. S’il était en tout cas
effectivement le descendant de Tristram Finn, il y avait encore une
chance sur deux que la tradition l’ai suivi.
-Vous vivez
dans la région ? demanda l’hypothétique descendant.
-Pour
l’instant, oui, mais je ne suis que de passage, je repars bientôt.
-Oh… Pour
quand est prévu ce départ ?
-Je ne le
sais pas encore… Il me faudrait une voiture, celle que j’avais a
été volée.
-Il y a un
concessionnaire juste après la sortie ouest de la ville.
-Merci !
Et dire que je ne l’avais pas remarqué !
-Que
faisiez-vous dans le coin, si ce n’est pas trop indiscret ?
-Je suis
venue rendre visite à un vieil ami. Grâce à votre conseil, je vais
pouvoir partir dès demain. Encore merci !
-Ce n’est
pas grand-chose ! Laissez-moi vous offrir un dernier verre !
-Comme vous
voudrez. Mais qui dit que ce sera le dernier verre ?
-Ah, j’aime
ces mots-là ! dit-il en riant. Je vais en prendre un avec vous.
-Faites
donc, William ! L’alcool est un pêcher si doux !
-Je suis
bien de votre avis !
-A la vôtre,
William.
-A la
vôtre !
Quelques
verres plus tard…
-Je… J’…
J’vous en r’sert un ?
-Vous êtes
soûl, William.
-Ah !
Ah ! Vous… vous avez les yeux bien en face des trous, vous !
dit-il d’une voix chevrotante. Fait chaud ici…
-Will, il
est trois heures du matin, il serait peut-être temps de fermer et de
rentrer chez vous, non ? Tous les clients sont partis depuis
longtemps…
-Hein ?
-William,
êtes-vous chasseur de vampires ?
-C-c-comme
Buffy ? Vous avez des q-questions vraiment bizzzzarres !
hé-hé !
-Laissez
tomber…
-Mon
arrière-grand-père était spirite… Moi, moi j’ai jamais cru à
toutes ces conneries.
-Et, vous
avez raison. Allez-vous coucher, William. Dit-elle en le prenant par
le bras. Où habitez-vous ?
-D-dans ton
cul ! Hé hé !
-Ah ah…
très drôle. Alors, où habitez-vous ?
-Euh…
BONNE QUESTION ! Euh… J’crois que c’est marqué sur mon…
‘tain, l’est où c’te conne ? bafouilla-t-il en tâtonnant
ses poches (ou plutôt, à vingt centimètres des-dites poches…)
-Hum. Bon.
Je vous ramène chez moi. Vous vous installerez sur mon canapé.
-Oh oh !
Vous m’faites des avances, mam’zelle ?
-Non.
Tenez-vous à moi.
-Ouaip’ !
-C’est
bien la première fois que je vois un barman bourré au bout de trois
verres… soupira Elvira en entraînant William. »
Quelques
minutes plus tard, ils arrivèrent chez elle. Durant le trajet elle
avait senti comme un regard braqué sur elle. Mais elle avait très
vite chassé cette idée. Personne ne l’épiait. Il devait
simplement y avoir un autre vampire quelque part dans un rayon de dix
kilomètres, environ.
Elle
installa le barman sur le sofa. Ou plutôt, elle le laissa tomber
lourdement dessus avant de lui ôter ses chaussures, alors qu’il
continuait de rire, à moitié somnolant.
Alors
qu’elle se dirigeait vers la salle de bain, William releva la tête,
un sourire au coin des lèvres. Lorsqu’elle reparut, il laissa
retomber rapidement sa tête comme un enfant faisant semblant de
dormir. Il ronchonna un peu, marmonnant quelques mots
inintelligibles, pour bien signaler qu’il dormait.
Elvira le
regarda en soupirant, puis alla se coucher, livre en main.
Elle
s’installa sur son vieux lit, et entreprit de lire les
Thanataunautes de Werber. Un choix ironique… Cependant elle ne
parvenait à se concentrer sur les mots qu’elle connaissait déjà
par cœur. William l’obsédait. Il l’intriguait par le seul fait
de son nom. Son attitude ne faisait qu’attiser ses doutes. Il
n’avait cessé de lui poser des questions sur elle et ses origines,
l’avait dévisagée à plusieurs reprises, et cette croix qu’elle
savait vieille de plusieurs générations… Mais tout cela ne
prouvait rien, elle le savait, alors autant faire fi et passer à
autre chose.
Ceci dit
l’idée qu’il puisse être fils de la lignée des Finn de
Limerick la hantait.
A cela
s’ajoutait la sensation tenace d’être épiée. C’était
ridicule pourtant. Personne ne savait qu’elle était ici, à part
Nathanaël. Or celui-ci avait obtenu ce qu’il désirait et était
parti. Elvira le connaissait assez pour savoir qu’il ne s’attardait
jamais. Il devait déjà être aux portes de Hambourg à l’heure
qu’il était.
Elle se
demanda s’il pensait à elle, alors même qu’elle pensait à lui.
Absurde. Il était un libertin déjà longtemps avant sa mort, et ça
n’avait pas changé. Un vampire reste tel, exactement tel qu’il
était avant sa mort.
Elvira se
dit alors à l’évocation de cette règle, qu’elle aurait dû
rester vierge dans l’éternité. Or ce n’était pas le cas. Son
assassin avait dû être d’une brutalité sans égale. Elle avait
de la haine pour ce vampire. Personne ne pouvait comprendre Nathanaël
mieux qu’elle-même, car sans vraiment s’en être rendue compte,
elle avait pris la place de son bourreau, Nathanaël la sienne. On
dit qu’un enfant reproduira plus tard les erreurs de ses parents.
Pour Elvira ce principe s’appliquait certainement.
Pendant ce
temps, William avait recouvert tous ses esprits. Enfin… ce fut le
cas s’il les avait perdus… Il regarda ce qu’indiquait sa
montre. Quatre heures seize. Cette fille ne dormait-elle donc
jamais ? Il commençait à s’impatienter.
Il défit le
nœud dans ses cheveux, les laissant tomber sur ses épaules et les
secouant distraitement.
Il prit
alors le temps d’observer l’environnement immédiat. L’ayant
souvent vue de loin il en connaissait l’allure, mais jamais il
n’avait osé entrer dans la maison. Il la savait abandonnée mais
craignait d’éventuels squatteurs, humains ou non…
« Bon
Dieu, cette bicoque est glaciale ! Songea-t-il. J’avais donc
raison… »
Depuis des
années, depuis la mort de la vieille dame qui vivait là, il venait
chaque jour observer les lieux. Quelle ne fut pas sa surprise
lorsqu’il vit qu’une femme y avait élu domicile, cinq jours
auparavant… Sur le coup, il ne pensa qu’à une simple squatteuse,
mais plus tard il avait eu vent d’un vol de volaille chez les
Guérand. Eux pensaient à un renard, cependant ils étaient braves
mais cons comme des balais, tout le monde savait bien qu’il n’y
en avait pas dans ce patelin. C’était la première fois qu’un
incident de ce genre arrivait. Puis l’incendie chez Alex Maunier…
Trop de coïncidences.
Ses soupçons
s’étaient fondés lorsqu’il la vit. Cet éclat terne et sinistre
dans les yeux, cette absence quasi-totale d’expressions et cette
peau froide, dure, et d’une pâleur cadavérique.
William
luttait contre le sommeil, sachant d’expérience qu’une seule
faiblesse causerait sa perte. Il trépignait. Après l’incident de
la nuit dernière, il savait qu’il y en avait un dans sa ville,
seulement il ignorait qu’elle se présenterait le lendemain près
des lieux de son crime… Mais peu importe, il avait eu du flair et
s’en félicitait. Ses ancêtres pouvaient être fiers de lui.
A sa mort,
l’année précédente, son grand-père, Tristan Finn, lui avait
légué sa croix celte, et un carnet daté de 1537, dans lequel était
contée, par Duncan Finn, l’histoire d’un certain Tristram Finn ;
un arbre généalogique complété par le grand-père de William
occupait les dernières pages, ainsi que quelques croquis - notamment
les portraits à la sanguine de Tristram Finn et de son fils, Duncan.
Le manuscrit
racontait comment Tristram Finn avait sa vie durant combattu le Mal,
avec bravoure et persévérance. Duncan racontait également comment,
lors de ses dix-sept ans, il avait été témoin de l’ignominie
d’une de ces créatures maléfiques, qui tua son père avec une
violence incroyable. Il racontait qu’il s’était dès lors juré
de faire perdurer l’œuvre admirable de Tristram, par-delà les
âges…
Le carnet
était complété par d’autres aïeux de Will, qui tous louaient la
sagesse du père et de son fils, maudissant la bêtise de quelques
membres de la famille Finn, qui avaient refusé d’ouvrir les yeux
sur l’ignoble vérité.
Malgré ces
ignorants, incrédules et pervertis ; le précieux carnet était
parvenu à survivre au fil des siècles, six exactement, dix-huit
générations, jusqu’à William Finn. Son père, Victor, avait fait
partie des incrédules. Tristan en avait toujours été attristé, et
avait transmis les enseignements contenus dans son carnet à William,
qui pour la première fois de sa vie se trouvait en présence d’un
vampire.
Il devait
rester éveillé. Il devait agir, ce soir ou jamais. Il ne voulait
pas prendre le risque de la voir s’échapper et tuer d’autres
innocents. Mais cette… devait-il l’appeler fille ? Cette…
chose, ne dormait toujours pas. Combien de temps fallait-il encore
attendre?
Dans la
pièce à côté, Elvira continuait de réfléchir aux évènements,
sans se douter qu’elle était malheureusement tombée trop juste au
sujet de son invité impromptu…
Elle repensa
à Alex, ce pauvre garçon, qui n’avait rien demandé à personne…
Juste là au mauvais endroit, au mauvais moment. Il avait juste servi
à assouvir une faim particulière. Aurait-elle pu l’éviter ?
Tuer cet homme n’était pas nécessaire, elle n’avait pas su se
contrôler, voilà tout. A présent elle éprouvait des regrets,
autant que des remords.
Certes ce
jeune homme était un inconstant, fiancé et pourtant infidèle.
Peut-être méritait il un châtiment, mais pas de servir de
nourriture à une créature que l’humanité traite de légende.
Légende que l’on raconte aux enfants les soirs de pleine lune pour
leur faire peur…
Tous les
vampires ne sont pas ces monstres fondamentalement mauvais et
sanguinaires, cruels et véritablement ignobles que l’on dépeint
dans les romans.
L’Homme
s’est placé tellement au-dessus de la bestialité que l’idée
qu’il puisse être ce qu’est un mulet pour une meute de loups lui
est insupportable. Ils refusent d’imaginer que le cycle ne s’arrête
pas à eux ; qu’ils ne sont pas, comme ils le prétendent, en
haut de la chaine alimentaire (pourtant sans supermarchés ils se
rendraient vite compte de leur connerie…).
Les plus
célèbres vampires de l’Histoire étaient pourtant humains,
vivants… Ne sont-ils pas autant démons que les vampires ? Les
vampires se nourrissent. Les humains tuent pour le plaisir.
Elvira,
comme beaucoup de vampires, refusait de se nourrir de sang humain.
Alex avait été une exception. Cela lui arrivait une ou deux fois
par siècle, pas plus. Elle n’y pouvait rien. C’était comme un
végétalien qui pour une fois en dix ans fait un écart et mange un
œuf.
Une vie
humaine a-t-elle plus d’importance qu’un œuf ?
Elvira était
si absorbée dans ses réflexion qu’elle n’entendit pas le cœur
en éveil de William, la soudaine et brève accélération de ses
pulsations.
Ses pensées
revinrent ensuite vers Nathanaël. Plus tôt elle s’était demandé
s’il pensait à elle. Réponse négative. Elle avait fait de lui un
vampire, que pouvait-elle espérer ? Certainement pas qu’il
l’aime.
Bon sang !
Pourquoi toujours en revenir à ces mièvreries ? Quel besoin de
parler d’amour ? « M’aime-t-il ? », « Ne
m’aime-t-il pas ? », ces questions ennuyeuses
traversaient pourtant l’esprit d’Elvira, à son grand
désappointement. Elle n’avait pas envie de penser à cela, mais
les idées venaient d’elles-mêmes, hors de son contrôle, sans
qu’elle ne puisse y faire quoi que ce fût.
C’était
peut-être sa punition que de sans cesse se questionner au sujet de
ses rapports étranges – même pour une créature fantastique -
qu’elle entretenait avec Nathanaël.
En hébreux,
Nathanaël signifie « cadeau de Dieu ». Un cadeau. Un
cadeau qu’elle s’était fait. Un compagnon. De Dieu… Elle
s’était prise pour Dieu, cet être égoïste qui créé sans rien
demander à personne… Alors oui, Nathanaël était un cadeau de
Dieu. Un cadeau de Dieu pour Dieu.
Un cadeau
d’Elvira pour Elvira.
Elvira, la
« noble gardienne » germanique. Noble ?! Gardienne
de quoi ? Gardienne peut-être du secret de l’immortalité. Ou
plutôt, de l’éternité dans la mort.
A quoi bon ?
Elle avait livré ce secret à Nathanaël. Elle avait détruit la vie
de la seule personne qui comptait un tant soit peu pour elle.
Elle lui
avait menti. Son regard n’avait pas croisé le sien ce soir-là,
mais bien avant. Cela faisait deux ans qu’elle le regardait de
loin.
Avant
Nathanaël, elle n’avait jamais réellement voulu se mêler aux
humains qui l’avaient rejetée, chassée… Si elle l'avait fait ce
n'était que par nécessité, cela semblait évident.
Son âme
était différente, elle l’avait ressenti au fond d’elle. A la
prime curiosité se succéda de l’affection. Peut-être bien un peu
d’amour.
Un jour elle
se rendit compte qu’elle assisterait non seulement à sa vie, mais
aussi à sa déchéance, puis à sa mort. Ce jour-là, elle crut lui
délivrer un cadeau merveilleux.
Elle se
trompait. En témoignait la haine qu’il lui vouait depuis plus d’un
siècle. Au lendemain de sa mort, Elvira avait pensé qu’il
suffirait à Nathanaël que d’un peu de solitude et de temps pour
s’adapter. Puis de loin elle comprit à son air éteint, abattu,
détruit, qu’elle s’était fourvoyée dans son désir de ne plus
être seule.
Aujourd’hui
loin de l’aimer, il la haïssait. Nathanaël n’aime pas. Il
désire, obtient et oublie. Peut-être devrait-elle songer à en
faire autant.
Elvira
essaya de reprendre sa lecture.
La montre de
William affichait quatre heures trente-huit. Bon sang, quand
allait-elle enfin fermer l’œil ?! Il commençait à craindre
que ce moment n’arrive jamais…
Il avait
soif. Ses trois verres de whiskey avaient rendu sa bouche pâteuse.
Il se leva
et demanda d’une voix souffreteuse :
« Euh…
Elvira ? Où se trouve la cuisine ?
-Sur votre
droite. Tout va bien, William ?
-Oui !
Oui, très bien, j’ai juste un peu soif…
-Vous
trouverez des verres sur l’égouttoir près de l’évier.
-Merci. »
Cette voix
ne semblait pas émaner d’une femme fatiguée, constata William.
Combien de
temps ?
Combien de
temps avant que ne s’endorme cette créature ?! Il revint
s’installer sur le sofa après avoir bu deux verres d’eau fraiche
et après s’être rafraichi le visage. Cela finirait de lever les
brumes de l’alcool et le tiendrait éveillé assez longtemps.
William
avait « réveillé » Elvira, l’arrachant à ses pensées
et à sa lecture. Elle avait déjà survolé quatre chapitres sans
parvenir à les lire réellement. L’ayant déjà lu, et le
connaissant déjà par cœur, cela n’avait aucune fichtre
importance.
Elle finit
par se lever elle aussi, se dirigea vers la cuisine, sans faire de
bruit pour ne pas réveiller son invité.
« Vous
ne dormez pas ? Lança se dernier.
-Non,
répondit-elle. Vous non plus apparemment.
-En effet.
L’alcool se dissipant m’aura laissé insomniaque.
-C’est
bien dommage ! dit-elle en buvant un verre d’eau. J’espère
que vous parviendrez à trouver le sommeil.
-Je l’espère
aussi pour vous…, répondit-il refreinant un ton sarcastique. »
Elvira
retourna dans sa chambre. William continua de ruminer dans l’attente.
Les minutes s’égrainaient sans qu’aucun des deux ne se laissât
emporter par le sommeil.
Ce ne fut
qu’au bout de deux heures qu’Elvira éteignit enfin la lumière.
Dehors le
soleil allait bientôt percer faiblement le ciel. Quelques oiseaux
matinaux avaient déjà entreprit de chanter.
William
attendit encore cinq minutes pour être sûr qu’Elvira dormait.
Bien sûr,
elle ne dormait pas au sens où on l’entend, mais en effet elle
s’était comme éteinte, à la manière d’un ordinateur que l’on
met en veille.
William ne
le savait pas, mais elle aurai passé le stade du « sommeil
profond » dans deux heures environ. Après cela, elle resterait
déconnectée, mais consciente de ce qui l’entoure, alerte au
moindre bruit.
Le jeune
homme se dirigea vers la chambre à pas de velours, sortant un pieu
qu’il dissimulait sous sa ceinture, dans une poche supplémentaire
qu’il avait cousu à son pantalon. Le pieu était assez fin pour
qu’on ne le remarque pas sous le tissu épais du jean.
Il regarda
une dernière fois sa montre : cinq heures et demie. Il était
temps !
Il
s’approchait lentement, prêt à brandir son pieu.
Soudain, il
se senti empoigné à la gorge par une main froide et puissante qui
le rejeta en arrière. Il prit le temps d’étudier son adversaire
inopiné. Un homme, grand, élancé, aux cheveux noirs. Les yeux aux
reflets ambrés témoignaient d'une fureur indicible. Il portait une
longue veste noire abimée, style dix-neuvième.
« Ne
t’approche pas d’elle, grogna Nathanaël.
-Deux
vampires pour le prix d’un ! J’en ai de la chance !
-C’est ce
que tu crois.
Il se rua
sur William, évitant au passage un coup de pieu. Passant derrière
lui, il prit son cou dans son bras gauche. Will essaya de se libérer.
Profitant de l’occasion, Nathanaël saisit le pieu de sa main libre
et le lança à travers la pièce. L’objet s’écrasa contre un
mur, se brisant en des milliers d’échardes.
Gardant sa
prise entre ses mains, Nathanaël entraina William à l’extérieur.
-Ne m’oblige
pas à te tuer.
-Je vous ai
étudié, toi et tes semblables, je connais ce boulot depuis
longtemps, ce n’est pas une pauvre menace lancée par un macchabée
qui va y changer quoi que ce soit…
-Tu as
pourtant été assez stupide pour sous-estimer ta proie.
-En quoi ?
-Tu l’as
crue seule.
Ils étaient
maintenant en plein milieu de la forêt.
-Ici
personne ne te trouvera.
-Idiot !
Je connais cette forêt, il me sera facile de retourner à la maison…
-Pas si je
t’en empêche.
William
réussit à se libérer au prix d’un effort surhumain, tenta
d’envoyer un coup de poing à Nathanaël qui l’esquiva de peu,
l’empoigna et lui brisa les os de la main. William hurla puis
continua, haletant :
-Le soleil
commence à se lever, tu ne tiendras pas longtemps.
-J’ai tout
le temps qu’il me faut, rétorqua Nathanaël en saisissant
William. »
Il le fit
tomber à terre, le cogna à la tête plusieurs fois. La bouche de
William n’était plus qu’une plaie vive, en sang, mais ne cessait
de sourire malgré la douleur.
Cela enragea
Nathanaël qui lui porta un dernier coup qui laissa William mou entre
ses doigts.
Nathanaël
lâcha sa prise, le regard noir de haine, et alla se cacher plus loin
en forêt, laissant là le corps inerte de William.
Il ne lui
restait que peu de temps avant que le soleil ne darde ses premiers
rayons. Il ne chercha pas longtemps avant de trouver un amas de
rocher, non loin de la rivière, qui camouflait une caverne. Juste
assez grande pour qu’il s’y cache. Ce serait parfait pour
attendre la nuit suivante.
Là-bas,
dans la petite maison, éclairée à l'extérieur par les premières
lueurs du jour, Elvira restait ignorante du sort de William,
ignorante de son absence.
Elle
ignorait que cette nuit avait failli être sa dernière nuit.
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