Chapitre
I – Des Souvenirs
Région
parisienne, 5 septembre 2012
Il faisait
nuit lorsqu’Elvira s’éveilla, après un long sommeil au fond de
sa chambre sans lumière. Un fin rayon de lune s’était frayé un
chemin entre les volets clos.
Assise, la
jeune femme passa ses mains sur son visage de porcelaine, ramena ses
cheveux ébène derrière ses oreilles.
Elle sorti
sans émettre un son, comme un chat en chasse. La ville était encore
endormie, à l’exception de quelques noctambules flânant dans
l’air glacial qu’Elvira ne sentait pas.
Ses longs
cheveux ondulant sur ses épaules nues et pâles, elle errait seule,
sans rien chercher, sans penser à rien sinon au souvenir d’un
passé lointain.
Elle stoppa
sa marche et s’assit contre le tronc d’un vieux chêne, entre
deux racines épaisses. Seules quelques lucioles, et l’éclat
lointain d’un réverbère au style ancien, éclairaient ce visage
aux courbes pleines, ses yeux d’un bleu qu’on aurait dit taillés
dans le plus pur des glaciers, un nez fin et long, une bouche fine,
sanguine comme un fruit mûr.
Un homme
promenant son chien vint troubler sa tranquillité. Elvira sentit
monter en elle un désir de violence qu’elle tenta de réfréner
tant bien que mal. Plutôt mal que bien. Elle ne put que s’enfuir,
légère et silencieuse sous le regard à peine perturbé du
promeneur, vite rappelé par les besoins impérieux de son fidèle
animal ; elle était déjà oubliée.
Elle
courait, rapide comme un loup, vers le squat miteux où elle avait
élu domicile. Elle ouvrit en trombe la porte de l’immeuble
dévasté. Elle entra chez elle en hurlant de rage et de dégout
envers elle-même. Elle exerça cette colère sur le peu de mobilier
déjà malmené par le temps - un lit, une petite table, une chaise
et un vieux fauteuil sur lequel elle vint s’écrouler.
Un flot de
souvenirs traversa son esprit si vide de tout. Les yeux doux de sa
mère lui souriant, lui racontant des histoires de dragons, de fées,
de chevaliers, de chimères. La maladie l’avait emportée elle et
ses espoirs, trop tôt peut être.
Elle se
rappelait le désespoir de son père, sa douleur sourde qu’il ne
savait ni ne voulait partager, ses pleurs qui revenaient comme une
litanie glacer son cœur.
Elvira
regrettait sa vie d’avant, quand tout était encore simple comme un
conte merveilleux. Cependant jamais une larme n’avait troublé ses
yeux clairs. Il n’y avait qu’un vent glacé qui la traversait de
part en part, entre son cœur et son âme. Cela faisait bien
longtemps qu’Elvira n’était plus que l’ombre d’elle-même,
marchant sans but et sans vie, rythmée par ses regrets et ses
instincts de survie.
Néanmoins,
elle se sentait un besoin viscéral de tout connaitre du monde dans
lequel elle évoluait jour après jour. Comme si comprendre le monde
pouvait l’aider à se comprendre. Littérature, philosophie,
histoire, musique, sciences et politiques, rien ne lui était
inconnu. Son plaisir le plus grand était la littérature. Jamais on
ne l’avais vue sans livres, elle lisait tout et n’importe quoi.
Il lui arrivait souvent d’envier les émotions qui y étaient
dépeintes, qu’elle-même ne connaissait pas. Elle qui n’avait
jamais connu que la rage, le désespoir, la mélancolie, mais surtout
de la haine qu’elle exerçait contre elle-même. Peut-être pour se
punir de n’avoir que ces émotions-là, si destructrices en elle et
pour les autres.
Enfin elle
s’apaisa, et finit par s’endormir, éteinte et vide, encore et
toujours.
Quelques
heures plus tard, le jour était levé, elle fut réveillée par un
bruit sourd et régulier. Quelqu’un frappait à la porte.
« Police !
Ouvrez ! Tonna une voix d’homme.
Elle savait
qu’ils n’étaient pas là pour une simple visite de courtoisie.
Vu le lieu et la situation, le contraire eut été étonnant sinon
irréaliste. L’idée de fuir se fraya un chemin dans son esprit,
mais n’étant pas stupide, Elvira décida de ne pas le suivre. Bien
qu’elle se senti comme une bête sauvage acculée contre une paroi
infranchissable, elle savait que sa seule option raisonnable était
de les affronter. Après tout, ils ne peuvent pas grand-chose, se
dit-elle, avant d’ouvrir la porte, affichant un air grave comme à
son habitude.
-Mademoiselle,
cet immeuble est l’objet d’un projet public, il va être détruit.
Aussi je vous demanderai de partir sur le champ.
-Je ne peux
pas. Répondit-elle simplement de sa voix chaude et grave.
- Allons, ne
faites pas d’histoires, ou nous devrons employer la force. Je doute
que cette idée vous plaise.
-Je crains,
messieurs, et avec tout le respect qui est dû à votre statut, que
cela ne soit impossible. Je ne partirais qu’à la nuit tombée.
Le policier
qui avait pris la parole regarda son collègue, ne sachant trop s’il
fallait rire ou prendre au sérieux cette personne au langage trop
châtié pour une mendiante. La voix hésitante, il demanda
-Peut-on en
connaitre la raison ?
-Je suis
photosensible.
Une gêne
parcouru les deux représentants de l’ordre. Incrédules d’abord,
il leur fallut bien admettre la véracité de ses propos, constatant
la pâleur de la jeune femme et l’absence totale de lumière
naturelle dans la pièce.
-Et bien…
commença le policier avant de reprendre de l’aplomb. Je suis
navré, mademoiselle, mais il faut nous suivre. La démolition est
prévue à quinze heures cet après-midi. Nous n’avons pas le
choix.
-Pourquoi
n’avez-vous pas posé un avis d’expulsion ?
-Euh….
C’est que… baragouina-t-il pris de court. Nous ne… pensions pas
trouver quelqu’un.
-Pourtant je
suis là, vous frappez à ma porte, c’est que par conséquent vous
aviez connaissance de ma présence en ce lieu. N’est-ce pas ?
Ne prétextez pas avoir vu de la lumière, ou vous auriez l’air
plus idiots que vous ne l’êtes. Sachez quoi qu’il en fût que je
ne partirais pas sans mes affaires. La loi étant contre vous,
malheureusement, vous me devez bien ce service. Donnez-moi une heure
que je les emballe.
-Ok, je veux
bien vous faire une fleur… Je me sens magnanime aujourd’hui.
-Belle
référence au septième art, monsieur.
-Oh,
n’abusez pas, jeune fille.
Elvira
commença sa besogne, et au bout de quelques minutes, demanda au
policier :
-Vous avez
des enfants ? Ou bien les Disney sont un de vos plaisirs
inavouables ?
-J’ai un
fils, il a six ans.
-Les enfants
sont un don à ne pas gâcher. Vous avez de la chance.
-Euh…merci.
Je suppose vu les évidences que vous n’en avez pas ?
-Non. Je ne
peux me permettre de prendre le risque. Vu mon état.
-Je vois…
Avez-vous besoin d’aide ?
-Non, c’est
terminé. Maintenant, quel est le programme ?
-Et bien
« vu votre état », comme vous dites, nous allons vous
faire une place en cellule. Elles ont l’avantage, pour vous comme
pour nous, de ne pas avoir de fenêtres. Quant à vos affaires, nous
les garderons en consigne.
-Bien.
-Prenez une
couverture. Rolland ? Gare la voiture plus près de l’immeuble,
charges-y ses affaires et tient nous la porte, veux-tu ?
-Pas de
problème, chef, répondit ce dernier avant de s’exécuter.
-Puis-je
vous demander votre nom maintenant que je connais celui de votre
collègue ? demanda Elvira.
-Rémi,
répondit-il.
-Elvira.
Elvira Le Guennec. Malgré les circonstances, enchantée, Rémi.
-De même.
Pardonnez mon indiscrétion, mais vous me semblez bien raffinée pour
une squatteuse… Qu’est-ce qui vous a amené ici ?
-Je ne tiens
pas à répondre à cette question, Rémi, vous ne comprendriez pas.
-Bon…
souffla-t-il en souriant.
Rolland ne
tarda pas à prévenir Rémi qu’il en avait fini avec le chargement
des deux caisses contenant livres, disques et vêtements. Elvira prit
la couverture et sa valise, et suivit Rémi qui l’entrainait à
l’extérieur. En bas de l’escalier puant, Rémi se tourna vers
elle et précisa:
-Surtout,
dans la voiture, n’enlevez pas votre couverture, nous ne sommes pas
équipés de vitres teintées.
-Bien.
Attendez ! Avant, je voudrais vous demander… Vous êtes si
prévenant à mon égard… Pourquoi me faites-vous confiance ?
-Eh bien,
pour être franc, ne le prenez pas mal, mais vu votre gabarit, vous
ne risquez pas de faire grand-chose ; et surtout, vous savez
répondre. J’ai vu beaucoup de jeunes gueuler en pensant avoir du
répondant alors qu’ils ne font qu’insulter, leur discours est
sans substance. Ce n’est pas votre cas. Vous semblez avoir été
bien élevée et c’est tellement rare de nos jours, que… j’ai
envie de vous faire confiance.
-Merci,
Rémi. Vous m’êtes sympathique.
Il sourit
puis dit:
-Allons-y,
ou Rolland va finir par perdre patience ! C’est un bon gars,
mais il ne sait pas tenir en place ! »
Ajustant sa
couverture, Elvira suivit le policier jusqu’à la voiture.
S’ensuivit un trajet bref, seulement perturbé par un chien qui
s’attardait au milieu de la route, comme s’il voulait se
suicider.
Arrivés au
poste, tout se passa comme l’avait prédit Rémi. Elvira prit
séjour en cellule, qui en effet n’avait pas de fenêtre, et ses
affaires entreposés dans un cagibi qui prenait fonction de consigne.
Sa peau échauffée la faisait un peu souffrir, mais la couverture
avait été une bonne alliée, stoppant le plus gros des rayons
lumineux.
Dans sa
cellule, elle s’assit sur une banquette graisseuse et se remémora
toutes les fois où elle avait dû partir de façon aussi précipitée.
Elle aurait voulu en rire.
La journée
s’écoula lentement. De temps à autre, Rémi lui apportait une
tasse de café, partageait une cigarette et quelques mots avec elle.
Un brave type, pensait-elle. Parfois, ses pensées étaient
interrompues par les beuglements d’un ivrogne, que Rolland et Rémi
s’efforçaient de faire taire; parfois par le poing levé d’une
fille de joie, les cents pas d’une jeune voleuse à la tire, et
enfin un grondement sourd et lointain. Il était quinze heures
précises à l’horloge qui pendait au mur au-dessus du bureau de
Rolland. Celui-ci tapait des rapports, et de temps à autres prenait
une déposition.
Ce manège
dura jusqu’à tard le soir. Il était 21 heures lorsque Rémi vint
lui ouvrir.
« -
Je dois vous avouer que votre sort m’inquiète quelque peu,
dit-il. Je ne peux pas vous garder plus longtemps, mais je me
sentirai mal de vous laisser à la rue ce soir…
-Ne vous
inquiétez pas pour moi, je sais me débrouiller.
-Je connais
un centre qui pourra vous prendre en charge si…
-Non, Rémi,
c’est gentil, mais non. Ce ne sera pas nécessaire, croyez moi. Je
ne peux vous en dire plus, mais soyez assuré que rien ne m’arrivera
de mal.
-Savez-vous
au moins où dormir ?
-J’ai des
amis qui pourront m’aider pour cette nuit et demain. Pour la suite,
je me débrouillerais. Vous avez été un ange, avec moi, et je vous
en remercie. Mais par pitié, ne vous inquiétez pas pour mon sort,
je sais où je vais.
-Bon. J’ai
cependant une dernière question… Comment allez-vous transportez
vos affaires ? C’est que, j’ai eu le plaisir de soupeser vos
cartons, et ils sont assez lourds…
-Mais ils ne
sont pas encombrants, et pas impossible à porter non plus. Mes amis
ne sont pas très loin, et même si je n’en ai pas l’air, je suis
capable de les porter. Ce ne sera pas la première fois.
-D’accord…
Au moins vous n’êtes pas sans ressources ! il lui prit la
main avant de continuer. Au revoir Elvira.
-Ne le
prenez pas mal, mais je préfère vous dire adieu. Je n’ai pas
l’intention de retourner en cellule, pour quelque raison que ce
soit !
-Je l’espère
aussi pour vous ! s’exclama-t-il en riant. Adieu donc, et
bonne chance.
-Merci. »
Dit-elle en sortant, ses cartons dans les bras, sa valise posée
au-dessus. Rémi constata qu’elle avait raison elle portait cela
comme s’il s’était agi d’un oreiller rempli de plumes.
Elvira
n’avait pas été totalement franche. A sa connaissance, aucun de
ses amis ne vivait dans la région. Non sans une once de scrupules,
elle vola une voiture dans laquelle elle posa ses affaires, et parti
sans vraiment savoir où.
Cela aussi
était un petit mensonge, elle errait depuis si longtemps que c’en
était devenu une seconde nature. Elle ne savait jamais où elle
allait, tant de façon purement géographique que psychologique. Elle
avait perdu la notion de but. Peut être finalement son but était-il
l’errance perpétuelle…
Elvira roula
de longues heures avant de parvenir à une petite ville de campagne,
entourée de vieilles bâtisses au charme pittoresque. Il ne lui
fallut guère de temps pour en trouver une qui satisferait ses
besoins. Cette petite maison de pierre noircies par le temps et la
nuit était manifestement abandonnée, si l'on considérait son
aspect. Elle se situait à l’orée d’une épaisse forêt de
sapins et de bouleaux, à environ un kilomètre à vue de nez de la
ville que l’on distinguait.
Il devait
être aux environs de trois heures du matin. Il ne restait guère
plus à Elvira que deux heures avant le lever du soleil. Une fois
qu’elle eut déposé en hâte ses affaires dans le petit
vestibule, elle reprit la voiture pour la perdre à quelque distance
de là. Elle revint à la masure au bout d’une heure et demie, ce
qui lui laissait quelques minutes pour calfeutrer les fenêtres et
les interstices aux portes.
Cela fait,
elle put enfin visiter les lieux. Elle sorti de sa valise une montre
de gousset qui indiquait six heures. Dehors le soleil n’était pas
encore assez haut pour réchauffer l’atmosphère. Quelques grives
piaillaient non loin de la fenêtre du rez-de-chaussée, accompagnées
dans leur chant par un rouge-gorge et le dernier hululement d’une
chouette.
La maison
semblait moins délabrée vue de l’intérieur. Les précédents
occupants avaient laissé une quantité de meubles, tous recouverts
d’une épaisse couche de poussière grise et collante. Ils étaient
tous de style années cinquante, ce qui laissa à penser que les-dits
occupants étaient ou des personnes âgées, ou des personnes aux
goûts incertains.
Des rideaux
au tissu épais et décoré de dentelles blanches étaient encore
accrochés aux fenêtres. Dans un buffet Elvira trouva de la
vaisselle en porcelaine ciselée et du linge mal rangé. Dans une
armoire aux lourdes portes de bois sculpté, représentant des
animaux de forêt – des chevreuils, un cerf et son faon, des
oiseaux et des lièvres- se trouvaient encore des piles de nappes,
des boites contenant un nécessaire à couture et des couverts en
argents et aux manches de corne, ainsi que des plats de diverses
tailles, quelques livres de cuisines et enfin - tout au bas – une
rangée de chaussures. Une télévision trônait sur un meuble dans
lequel étaient rangées quelques cassettes vidéo près d’un
magnétoscope. A l’évidence, les habitants précédents n’étaient
pas entrés dans le vingt-et-unième siècle… Il y avait même un
tourne-disque non loin d’un poste de radio, qui lui semblait de
facture récente.
Au tableau
qu’offrait le salon s’ajoutait un grand canapé de cuir marron
et, de part et d’autre, deux fauteuils assortis, le tout autour
d’une table basse en bois marron et au plateau de verre. Sur cette
dernière se trouvait un vase rempli de fleurs mortes depuis
longtemps, recouvertes elles aussi de poussière et de toiles
d’araignée.
On aurait pu
penser que les occupants étaient partis pour seulement quelques
jours, et allaient revenir, mais la poussière accumulée, l’odeur
de renfermé, l’absence d’électricité, et le portrait récent
d’une très vieille femme laissaient à penser que personne hormis
Elvira ne s’occuperait plus de ces lieux.
La jeune
femme entreprit de passer un coup de chiffon sur les meubles, et de
balayer le sol. Sans grand résultat.
Puis lasse
et sentant la chaleur montante du soleil, elle s’allongea sur le
vieux sofa rongé par les mites. Elle entra doucement dans un
profond sommeil, vide et sans rêves, seulement peuplé de ses
souvenirs.
Elvira
dormit ainsi tout le jour ne sentant plus la faim malgré des jours
de diète. Pour elle, manger impliquait des sacrifices. Elle
s’alimentait peu, cependant cela n’altérait en rien ses douces
rondeurs, chaleureuses, magnétiques pour le regard désireux des
hommes, pour le regard jaloux des femmes.
Femme
atypique sur bien des points. Solitaire, ne supportant pas la lumière
du soleil. Seule, très seule, avec la lune pour seule compagnie.
Elle avait
vingt-deux ans lorsque le soleil la brûla pour la première fois.
Pour la seule et unique fois, à vrai dire. Depuis elle craignait le
jour et le fuyait avec force et détermination au début, puis par la
suite c’était devenu une habitude à laquelle elle ne pouvait
échapper.
Dans son
sommeil sans rêves vint le souvenir de cette expérience
douloureuse, du jour ou le plaisir et la joie de flâner au soleil
lui échappèrent.
Elle venait
de fêter son anniversaire avec son père. Ce dernier lui avait
confectionné une poupée de chiffon. Il était tard. Elle avait ri
devant ce cadeau, et avait embrassé Lénaïc, seul parent qu’il
lui restait. Jusqu’à présent ils avaient vécu heureux tous les
deux, lui gagnant péniblement sa vie comme cordonnier ; elle
vivant heureuse avec l’insouciance de la jeunesse. Lénaïc se
désespérait parfois de la voir seule ; à son âge il était
déjà fiancé ; mais redoutait aussi le jour de la voir partir.
Se trouver un bon parti n’était toutefois pas la priorité
d’Elvira, qui se plaisait à séduire, mais que la perspective
d’une vie de couple ennuyait.
Vint ensuite
la nuit. Elvira fut éveillée par des bruits inhabituels à
l’extérieur. Elle était sortie, seulement vêtue de sa chemise
de nuit et de sa robe de chambre, cherchant la source de ces bruits.
Elle avait un peu peur, mais était de nature téméraire. Son père
lui avait souvent dit qu’elle tenait ce caractère de sa mère.
Il faisait
froid en cette nuit de mars, le vent faisait claquer les branches
d’un genévrier sur une fenêtre de la cuisine située au
rez-de-chaussée.
Elvira avait
senti une présence qui l’effraya. Le temps cessa d’exister. Sur
le qui-vive, elle avançait pas à pas lorsqu’un bras enserra
rapidement sa taille, une main se plaqua sur son visage tordu par la
peur. L’homme – elle supposa qu’il s’agissait d’un homme vu
la force avec laquelle il la maintenait malgré ses mouvements
affolés – l’entraina avec lui dans la forêt voisine. Quelque
part entre les arbres, elle perdit connaissance, la peur et une
douleur vive ayant raison de ses dernières forces.
Elle se
réveilla le lendemain matin, seule, apeurée, se sentant souillée
et étant ensanglantée. Elle ne voyait sur elle pourtant aucune
plaie, le sang avait coagulé sur son corps et ses vêtements
déchirés dans la lutte.
Elle se
souvint bien de la frustration qu’elle éprouvait à ce moment, et
de ce rayon de soleil qui en touchant sa peau lui avait arraché un
hurlement de douleur que la forêt renvoyait en échos. Elle avait
couru chez elle et s’était enfermée dans sa chambre. Son père
impuissant l’attendit des jours entiers. Elle ne mangeait plus, ne
sortait pas de sa chambre avant la nuit, et quand elle sortait,
semblait errer sans savoir où elle était, les yeux vides et le
teint plus pâle que jamais.
Depuis ce
jour, Elvira ne vivait que la nuit et ne parla jamais plus à son
père avant sa mort, quelques années plus tard. Elle n’osa jamais
lui avouer ce qui la tourmentait. Au souvenir de son corps famélique
et de ses yeux creusés par l’épuisement, Elvira tressaillit dans
son sommeil.
Elle s’était
toujours juré de retrouver son agresseur. Malheureusement, elle
n’avait que très peu de souvenirs de cette nuit où elle fut
violemment battue et laissée pour morte. Elle ne savait pas où
chercher, qui, ni comment. Ses seuls indices : la force de cet
homme, son silence et ce qu’il avait fait d’elle. Une carapace
vide ne renfermant rien sinon des souvenirs et un savoir immense.
Elle comptait sur l’aide d’un vieil ami pour en savoir plus. Cela
faisait longtemps qu’elle lui avait demandé de l’aide, mais lui
faisait confiance et ne doutait pas de son désir de l’aider.
Elle-même de son côté sillonnait villes et pays pour trouver ne
serais ce qu’un détail qui put la mettre sur une quelconque piste.
Jusqu’à présent elle n’avait rien trouvé. Il s’était passé
trop de temps entre l’agression et sa sortie du silence pour
pouvoir trouver quelqu’un qui pourrait la renseigner. Les gens de
son hameau étaient tous soit partis soit morts.
Ce ne fut
que vers sept heures du soir qu’elle s’éveilla. La faim lui
tenaillait à présent l’estomac. N’ayant pas ici de quoi
l’apaiser, Elvira partit en quête de nourriture aux alentours.
Elle en
profita pour explorer son nouveau domaine. Elle remarqua d’abord un
carré de terre clôturée qui devait servir autrefois de potager, et
qui aujourd’hui était infesté de chiendent et de limaces. Des
fleurs sauvages poussaient au flanc de la vieille demeure aux murs
gris-jaune. Un acacia effleurait de ses branches la fenêtre qui
donnait sur la cuisine, le parfum enivrant de ses fleurs embaumait
l’air. Plus loin, au bout d’un petit chemin de terre trônait un
puits à la poulie rouillée à laquelle pendait un seau au bout
d’une corde usée. Il avait l’air aussi vieux que la forêt toute
proche.
Elvira
s’éloigna en direction de la ville. Elle tomba sur une ferme qui
sentait le fumier et le foin. Elle y vit une chèvre qui paissait
tranquillement dans le paddock attenant à son boxe. Plus loin se
tenait un petit poulailler dans lequel caquetaient quatre poules et
un coq.
Légère,
Elvira se faufila dans la cour de la ferme, ouvrit discrètement la
porte du poulailler et s’empara de la poule, la berçant avec des
mots apaisants, doux, prononcés en patois breton. Lorsqu’elle fut
sure que ses mouvements n’effraieraient pas les autres gallinacées,
elle brisa le cou de celle qu’elle tenait, si promptement qu’aucun
son n’en émana. Elle garda l'animal dans son étreinte le temps
que ses spasmes cessent.
Ceci fait,
elle retourna prestement à la masure, toujours avec cette élégance
féline qui la caractérisait tant. Elle remonta le petit sentier et
avant même d’atteindre la porte, apaisa sa faim, arrachant les
plumes de la volaille, arrachant un morceau qu’elle porta à ses
lèvres et dévora cru.
Elle se
laissa choir contre un mur, au milieu des fleurs sauvages, aussi
sauvages qu’elle. La lune éclairait ses yeux froids qui brillaient
de satisfaction comme de dégout. Ses lèvres humides avaient pris la
couleur noire du sang encore chaud.
Un instant
elle regretta son geste. Elvira aurait aimé pouvoir cuire sa viande,
mais le gout de la chair cuite lui était devenu insupportable.
Elle s’en
voulait d’aimer sentir le sang tiède couler dans sa bouche, dans
ses entrailles. Certains appelleraient ça « hématomanie »,
« hématodipsie », « hématophagie »,
« porfirie » ou encore « syndrome de Renfield »,
mais qu’importe. Est-il utile de mettre un nom sur ces choses qui
lui gâchaient la vie, et contre quoi elle ne pouvait rien ?
Elvira passa
le reste de la nuit à errer autours de ce domaine qu’elle
commençait à voir comme sien, respirant la multitude d’odeurs qui
la brise lui offrait. Le silence était presque total, si ce n’était
les cris de quelques animaux sauvages qui animaient la forêt
s’étendant face à elle. A présent elle connaissait chaque
subtilité du paysage environnant, s’appropriant petit à petit ce
lieu singulier. Il lui rappelait la maison de son enfance. Elles se
ressemblaient tellement, ces deux maisons aux murs de pierre grise,
le genévrier était devenu un acacia, mais les grives chantaient la
même chanson séculaire.
L’air
s’était échauffé depuis la veille, cependant l’atmosphère
était légère, comme à l’aube d’un été méditerranéen sur
les côtes françaises. Le temps était propice aux rêves les plus
doux. La Voie Lactée barrait le ciel noir où s’accrochaient comme
des épingles des milliards d’étoiles.
Elvira pensa
alors aux premiers chants de l’Univers, à cette explosion du vide
d’où naquit la matière et par là même toutes les merveilles du
monde spatial et terrestre. C’était à en avoir le tournis, ces
images de supernova déchirant le ciel noir, ces nuages aux couleurs
que de la Terre on voyait vives… Il faut des yeux sous une
atmosphère pour voir les couleurs de l’Univers, car en lui-même
il est noir et silencieux.
Elvira
voyait ce ciel comme un vestige d’un instant si lointain, et
pourtant terriblement proche. Elle regardait ces étoiles comme des
alliées complices de son malheur, de sa mélancolie. Elle les voyait
en elle comme sur ce ciel d’encre. Elvira se sentait telle ces
étoiles, si froides et éthérées ; magnifiques à des
années-lumière de là ; et terrifiantes, brûlantes,
dangereuses si l’on s’en approchait d’un peu trop près, à
l’instar d’Icare on y trouverait notre perte ; attractives,
puissantes, et d’une fragilité imposante.
Son regard
glissa doucement vers une nuée de vers luisants accrochés sur leur
buisson comme pour défier la beauté du ciel ; accrochés à
lui comme elle à ce qu’il lui restait de vie ; décorant
l’arbrisseau comme une guirlande lumineuse sur un arbre de noël.
Elle pouvait
presque sentir leur agitation, de même que la vie émanant de chaque
être l’entourant.
Le son
tintant tel un carillon d’argent d’une rivière lui parvenait du
fond des bois. Elle pouvait presque la voir. Un instant elle eut
envie de la sentir couler au travers de son corps, éprouvant le
désir de s’y baigner, de sentir les remous contre sa chair.
Elvira
suivit le bruit de la rivière courant sur son lit de galets,
lentement, la peau zébrée par les ombres que créaient les hautes
branches.
Tout en
avançant, elle se déshabilla avec une lenteur qui exaltait ses
sens, vêtement après vêtement comme pour se moquer du temps qui
passe, laissant derrière elle comme la piste d’un Petit Poucet
peureux.
Nue, elle
pénétra dans l’eau fraiche, sur laquelle la lune déversait ses
éclats argentés, tandis que non loin le hululement d’une chouette
résonnait dans l’air. Sans y penser elle caressait la surface de
l’eau du plat de sa main, alors que déjà des vaguelettes se
brisaient sur ses hanches, sur sa taille, sur ses seins, sur ses
joues.
Elle désira
se noyer, ici et maintenant, mettre fin à ses douleurs immortelles.
Elle allait
plonger lorsqu’elle vit le ciel s’enflammer.
Elle n’avait
pas vu l’aube s’installer ; le soleil rougissait déjà
l’horizon rayé par les troncs d’arbres.
Elvira
reprit violemment ses esprits, réalisa qu’elle s’était
aventurée trop loin, que courir ne lui garantissait pas la vie
sauve. Elle sorti rapidement de l’eau, et commença à courir le
plus rapidement possible vers la maison. Elle ramassa ses vêtements
sans même s’arrêter, sans prendre le temps de les enfiler,
courant toujours, vite et légère, furieuse et paniquée.
Les sons qui
l’entouraient se firent oppressants, tonnants tel un orage
assourdissant. Des sons comme des éclairs. Aveuglants l’esprit.
Assourdissants la raison. Continuant de courir, Elvira plaqua les
mains sur ses oreilles, comme pour les faire taire. Son visage se
crispait. Le soleil colora le ciel. D’abord rouge. Puis rose. Puis
orange. Déjà on distinguait les rayons jaunes et blancs. Elvira
sentait sa peau brûler ; comme sous le coup d'un tison
incandescent ; se marquer de cloques.
La douleur
lui arracha un hurlement. Des nuées d’oiseaux s’envolèrent,
inconscients du mal qui torturait la jeune femme hurlante. Un flot de
sensations parcourut son esprit, en tous sens, la poussant à courir
aux frontières de ses limites.
Puis elle
ouvrit les yeux. Face à elle : le salut. Avec force et rage,
elle tendit le bras, sa main, s’étirant jusqu’au bout de ses
doigts.
Ils
effleurèrent puis enserrèrent la poignée. La porte céda sous sa
volonté intense de survie. D’échapper à la douleur.
Elvira
claqua la porte avant de s’effondrer sur le sol, épuisée par sa
course contre la lumière. Le corps consumé, l’esprit vide.
Il se passa
presque une heure avant qu’elle ne reprit connaissance. Elle resta
de longues minutes allongée sur le plancher, face contre terre,
laissant la douleur s’estomper lentement tandis qu’au dehors elle
percevait la vie qui s’éveillait. Un chien aboyait au loin.
Elle se leva
enfin et se rendit à la cuisine qui se trouvait être aussi
crasseuse que le salon. Elle mangea un morceau de poulet en regardant
distraitement le carrelage blanc et beige au-dessus de l’évier
d’inox. Elle vérifia si l’eau fonctionnait. C’était le cas.
Peut-être l’eau venait-elle d’une citerne, ou peut-être
était-elle acheminée par une tuyauterie reliée au puits, mais elle
s’en foutait pas mal. Elle passa de l’eau froide sur sa peau
cloquée. A présent la douleur n’était plus qu’un murmure,
présent mais assez lointain pour ne plus l’inquiéter. Elle était
épuisée cependant.
Au loin,
Elvira entendit un homme beugler quelque chose à propos d’une
« saloperie de renard de merde ». Il s’agissait du
propriétaire de la ferme, comprit-elle.
Que l’homme
s’intéresse aux renards, tant mieux, mais il lui fallait néanmoins
rester sur ses gardes. Elle ne dormira pas, malgré la fatigue
Elvira resta
ainsi enfermée quatre jours entiers, dans l’attente qu’on ne
pense plus aux poulets, aux renards ou à quelque autre bestiole que
ce soit. Passant son temps entre ses livres, un disque de The Mars
Volta et un autre de Radiohead- elle avait prit soin de mettre des
piles dans la radio. Remettant un peu d’ordre dans ses idées comme
dans sa maison, ouvrant tour à tour les tiroirs d’un secrétaire
usé, y découvrant de vieilles photos couleur sépia représentant
une famille qui sans doute n’était plus, un encrier et quelques
plumes, du papier blanc et divers documents – de vieilles factures,
des lettres, et quelques carnets de comptes – ainsi que quelques
objets d’une valeur incertaine.
Sur une
étagère, elle trouva quelques livres près desquels elle posa les
siens, dégageant une demi-douzaine de petits bibelots aux couleurs
pastel. Dans une commode située dans le vestibule, elle trouva des
manteaux de velours côtelé et des pulls de laine vert sombre, une
boite contenant un lot de clés et de boutons ; ainsi qu’une
autre boite contenant quelques économies, pas grand-chose, trois
billets de vingt euros, deux de dix, et un tas de petites pièces de
deux euros et de cinquante centimes. En tout il devait y avoir près
de cent euros. Elvira sortit la boite de sa cachette et la mit
soigneusement de côté. Dans un placard de la cuisine, elle trouva
de quoi alimenter la maison en électricité. Vraiment prévoyante
cette grand-mère, pensa-t-elle, jugeant cependant préférable de
laisser ça de côté pour l’instant.
Rapidement,
il ne resta plus de l’objet du larcin que les os. A la fin du
quatrième jour, la faim commença à se faire de nouveau sentir.
Elle pouvait sortir sans crainte, maintenant qu’on avait perdu le
souvenir du poulet et du renard. Elle décida alors de quêter une
âme charitable en ville.
Il ne lui
fallut que peu de temps pour rejoindre le cœur de la ville. Il
s’agissait d’ailleurs plus d’un village que d’une ville ;
il ne devait pas compter plus de dix rues, qui toutes convergeaient
vers le centre. Là se trouvait une petite esplanade, longue de vingt
mètres et large d’environ moitié moins, à vue de nez. En son
centre trônait un îlot de verdure et une fontaine représentant un
poisson d’eau douce rejetant un mince filet d’eau par sa bouche
en cul de poule. Régulièrement étaient disposés chênes,
réverbères et bancs de bois vert. Un conteneur à poubelles et une
corbeille de ferraille troublaient de part et d’autre la régularité
de cet ensemble.
Tout autour
de la place, des magasins divers ; une supérette, un pub, un
cinéma, et un snack bar au néon défaillant, teintant
spasmodiquement en bleu fluo ses environs.
Assise sur
l’îlot de gazon, Elvira réfléchit un instant à ce qu’elle
allait faire. Elle n’eut pas à se poser la question bien
longtemps.
« Bonsoir !
dit une voix masculine derrière son épaule.
Elvira feint
alors de sursauter, l’ayant senti arriver et repérant là une
bonne occasion.
-Euh…bonsoir ?!
-Oh, pardon,
je vous ai fait peur ? demanda-t-il.
-Non, vous
m’avez juste surprise.
-J’en suis
navré. Vous m’avez surpris aussi, je ne vous ai jamais vu ici
avant. C’est qu’ici les nouveaux on les repère vite, vous pouvez
me croire ! dit-il sourire aux lèvres. De passage dans le
coin ?
-Je
m’appelle Elvira, je viens d’emménager à l’extérieur de la
ville.
-Du village,
vous voulez dire. Y’a qu’une maison de libre dans ce patelin,
c’est celle de la vieille Francine Mayard. Elle est morte il y a
cinq ans, personne a voulu la reprendre, et sa nièce l’a juste
abandonnée. Elle préférait la grande ville, voyez. Elle avait pas
d’autre famille, et il se trouve que la petite a bien été
contente de recevoir un héritage, alors qu’est-ce qu’elle aurait
fait d’une vieille bicoque loin de tout ?
-C’est
triste…
-Oh, mais je
suis bien mal élevé ! Je m’appelle Alex.
-Enchantée,
mentit-elle.
-Le coin
vous plait ?
-Oui,
beaucoup.
-C’t’un
coin paumé mais plein de charme ! Vous avez faim ? Je peux
vous inviter à diner ?
-Avec
plaisir ! dit-elle l’air mutin. Je dois avouer que je n’ai
pas beaucoup d’argent pour l’instant, et je me damnerai pour un
steak tartare !
-Ok !
s’exclama le jeune homme en riant. Ce sera mon cadeau de
bienvenue !
-Je vous
remercie. »
Alex
l’accompagna au snack bar, petit et presque vide. Ils s’assirent
à une table en terrasse. A l’intérieur, un poste de radio
émettait une musique à la mode, dont le rythme suivait celui du
néon épileptique.
Elvira
commença de détailler son interlocuteur, qui ne cessait de
babiller, intarissable. Ô joie ! Le steak tartare dont elle
rêvait était au menu. Alex quant à lui, commanda un steak-frites.
Entre deux longues diatribes sur l’histoire du village, au sujet du
berger allemand de sa tante au second degré, et à propos des
habitudes culinaires d’un certain Bob, il se taisait pour boire sa
bière. Elvira en profitait pour glisser un « hum » ou un
« oh », ou bien encore un « intéressant ».
Elle ne l’écoutait pas, préférait le détailler.
Elle le
trouvait assez charmant, mais pas réellement beau. Brun, des yeux
noisette, un large sourire, grand et la peau mate. Dans un roman de
Harlequin, il aurait été qualifié d’Apollon, ou d’Adonis, mais
dans la vraie vie, il se trouvait être assez commun. Il n’avait
pas cette profondeur dans la parole, dans ses yeux et dans ses
gestes, qui faisait la réelle beauté d’une personne. Alex
semblait assez vif, peut-être un peu trop sûr de lui.
Le serveur
revint, Alex paya les treize euros quatre-vingt-dix et ils
commencèrent à manger, elle avec concentration et avidité, lui
picorait plus qu’il ne mangeait, désagrégeant son steak avec sa
fourchette. De temps à autre ils ponctuaient le repas d’une rasade
de bière.
Dès lors
ils ne parlèrent que très peu. Ou plutôt, il ne parla plus. Elle
était trop concentrée sur son assiette ; lui sur la bouche
mastiquante d’Elvira.
Une fois
repus, ils se levèrent et se dirigèrent vers la fontaine de
l’esplanade.
Alex sorti
deux cigarettes, en tendit une à Elvira avant de la lui allumer.
« Eh
bien, je suis heureux d’avoir eu ce soir la compagnie d’une si
jolie demoiselle ! déclara-t-il en faisant l’ébauche d’une
révérence.
-Je ne sais
pas comment vous remercier.
-Pour
commencer, on pourrait se tutoyer, non ?
-D’accord.
-J’aimerais
beaucoup t’inviter chez moi boire un verre.
-D’accord,
répéta-t-elle tandis qu’il l’entrainait à sa suite.
-J’habite
à deux pas d’ici ! Tu verras, c’est assez… minimaliste.
Tiens, regarde, c’est là ! »
Il désignait
une petite porte verte éclairée par un réverbère. Ils montèrent
les escaliers rapidement, le jeune homme paraissait enthousiaste.
Inutile d’être devin pour comprendre pourquoi.
Arrivés au
troisième étage, ils entrèrent dans un appartement ni vraiment
grand, ni vraiment petit ; dans l’ensemble bien rangé, et
aménagé avec gout. Des murs blancs, des meubles peints en blanc,
laqués, quelques touches d’orange et de rouge çà et là.
Au fond de
la pièce, une fenêtre de style dix-neuvième, devant laquelle
étaient disposés une table basse, un canapé blanc aux coussins
vermillon, et un meuble de télévision blanc sur lequel siégeait un
écran plat. A gauche, derrière le canapé, une commode et une
porte, donnant certainement sur la chambre ; à droite, une
cuisine à l’américaine, elle aussi dans les tons blanc et rouge,
ponctué de gris chrome.
Alex remplit
deux verres de vin rouge sombre. Elvira but avec lenteur, regardant
son hôte dans les yeux.
Celui-ci fut
parcouru d’un frisson le long de l’échine en regardant les yeux
glacés d’Elvira, luisants d’une lueur électrique. Animé par un
désir fou, il prit sa tête entre ses mains et colla ses lèvres sur
les siennes. Elvira lui rendit son baiser, emportée par ce désir.
Dehors,
l‘air s’était alourdi. Alex commença à la déshabiller,
faisant doucement glisser sa chemise sur ses épaules, puis sur ses
bras, avant de la laisser tomber à terre. Ses seins étaient nus
sous le tissu. Quelques stigmates subsistaient sur sa peau d’une
pâleur cadavérique, auxquelles Alex ne prêta pas attention. Il se
rendait bien compte que contrairement à lui, sa compagne respirait
régulièrement, semblait d’ailleurs ne pas respirer, mais s’en
moquait. Son désir était plus fort que ses doutes. Ils achevèrent
de se dévêtir sur le lit. Un rayon de lune perçant les nuages
passa sur leurs peaux nues.
« Tu
es vraiment très belle.
-T’es pas
mal non plus, répondit-elle en se penchant sur lui pour
l’embrasser. »
Lui haletait
et était en sueur ; elle ne semblait pas ressentir les effets
de leurs ébats. Le corps d’Elvira ondulait suavement sur son
partenaire.
Dehors on
entendait un groupe d’ivrognes chanter à tue-tête, rire fort et
insulter le vent. Un chien blessé dans son honneur hurlait après la
lune, qui s’évertuait à se camoufler devant lui. Le vent s’était
mis à souffler fort, il était lourd et tiède. Quelques feuilles
d’arbre virevoltaient au-dessus des rues quasi-désertes. Quelqu’un
ouvrit ses volets et cria pour faire taire le chien, mais celui-ci
s’en foutait, il avait mieux à faire. Il devait persuader la lune
de rester et faire taire le monde.
L’air
s’emplissait d’humidité, il était lourd et électrique. Le néon
épileptique s’éteignit. Les réverbères dévoilaient dans leur
faisceau la bruine qui s’installait.
Un éclair
déchira le ciel, le tonnerre se fit entendre. Le chien hurla encore,
gémit, et, s’avouant vaincu, se tut tout à fait, couru se
réfugier dans sa cachette, que lui seul connaissait.
Soudain, une
pluie dense et noire vint frapper le sol rendu brûlant par les
attaques du soleil, plaquant les feuilles volantes dans la boue
nouvelle-née. Une brume épaisse s’élevait tandis que la pluie
tombait avec fracas. Les ivrognes insultèrent une nouvelle fois le
vent, puis battirent en retraite ; les femmes firent claquer
leurs talons sous les rires de leurs hommes.
Puis enfin,
chacun trouva son abri, laissant la rue dans un silence que seul
l’orage perturbait.
Alex
respirait de plus en plus fort, son sang battait à ses tempes. Sa
peau était brûlante. Son cœur tambourinait si fort qu’Elvira
pouvait l’entendre, le ressentir, elle le sentait battre et
ressentait son sang circuler dans ses veines. Elle s’exaltait de
sentir ce sang s’échauffer, traverser chaque parcelle du corps
glabre du jeune homme.
Elle rejeta
la tête en arrière, les yeux révulsés de plaisir. Ses pupilles se
dilatèrent à l’extrême, laissant ses iris immenses comme une
banquise. Elle entrouvrit la bouche, révélant la blancheur
immaculée de ses dents.
Entre
l’épaule et le cou d’Alex elle vit une veine se tendre sous la
peau.
Elle pencha
sa tête sur cette veine et y planta ses dents.
Le jeune
homme eut juste le temps d’ouvrir les yeux, effrayé. Lorsqu’Elvira
se releva, il était mort, les yeux écarquillés, le visage figé
dans une expression de terreur intense.
Il venait de
voir qui elle était. Elle maudit celui qui avait fait d’elle un
monstre.
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