CHAPITRE
10: Le Gardien
Le
lendemain, Elvira entama sa marche vers le nord de l'île principale
du Svalbard. La nuit permanente lui permettait d'avancer sans avoir à
s'arrêter.
De
nombreux flocons de neige flottaient autour d'elle, épaississant
davantage le lourd tapis sur lequel elle laissait ses traces.
C'était
une chance que la vampire ne puisse ressentir ce froid qui se faisait
mordant, trempant ses lames glacées dans la chair de quiconque
aurait l'idée de traverser ces terres. Elle aurait aussi bien pu se
vêtir d'un débardeur et d'une jupe courte, ça n'aurait rien changé
pour elle.
Elle-même
ne se rendait pas vraiment compte du climat, mais elle savait. Plus
tôt elle s'était appercue de la présence de l'inconnu, et de celle
de Nathanael, sur l'île. Elle lisait les pensées de l'homme depuis
qu'elle l'avait repéré, au matin. Ils avaient dû s'embarquer dans
l'avion qui suivait le sien, ce qui expliquait qu'elle ne les ait pas
entendus durant la traversée de la Mer de Norvège.
C'est
parce qu'elle l'écoutait attentivement, sur ses gardes, qu'elle sut
que l'air était glacial. L'homme bien que couvert ne cessait
d'exprimer son mécontentement, la pensée qu'il avait ne
représentait que le froid, couvrant à peine sa rage envers Elvira.
Nathanael
quant a lui n'exprimait rien de plus qu'une sorte de vague crainte,
comme s'il savait qu'Elvira était en danger, contre quoi ou contre
qui, ça restait obscur.
Tout
ceci inquiétait prodigieusement Elvira, mais malgré cela, entendre
leurs pensées lui faisait un peu de compagnie.
Tout
en marchant, elle se demanda comment ces deux hommes avaient fait
leur compte pour ne jamais se remarquer l'un l'autre. Ca rendait la
situation un tantinet burlesque, c'était un fabuleux chassé-croisé
comme on n'en voyait que dans les pièces vaudevillesques.
Après
tout, il était probable qu'ils ne se soient jamais rencontrés
auparavant et qu'il ne puissent ainsi pas se reconnaitre.
Vers
treize heures, Elvira fit une petite pose sur le versant nord du
Perriertoppen, l'un des deux points culminants du Svalbard .
Elle
regrettait en ce lieux de ne pouvoir assister à un phénomène
météorologique relativement fréquent sous cette latitude: une
parhélie. Elle en rêvait, mais ce phénomène n'était possible que
le jour.
Une
parhélie ressemblait en fait à un arc-en-ciel, mais celui-ci
n'était pas produit par la combinaison du soleil et de la pluie. La
parhélie est le resultat d'un rayon de soleil venant frapper des
cristaux de glace en suspension dans l'atmosphère, c'était comme un
immense anneau coloré - la lumière se divisant en bandes de
couleurs pâles.
Elvira
avait souvent eut l'occasion de voir des photographies de divers
phénomènes météorologiques, chacun l'impressionnait, cependant la
parhélie était pour elle une sorte de saint Graal. C'était d'une
telle beauté, un éclat irisé qui était sublimé par sa rareté.
Cela la fascinait d'autant plus qu'elle n'aurait jamais l'occasion
d'en observer une.
Dans
son échelle de préférences, en second venait l'aurore boréale, et
elle trouvait heureux que dans la nuit polaire elles étaient quasi
omniprésentes.
Au-dessus
d'elle de lourds bandeaux verts sinuaient comme de la soie dans
l'eau. L'aurore boréale, c'était le soleil qui crachait sur le
petit cailloux nommé Terre, qui se protégeait vaillamment en usant
de son champs magnétique.
Par
ailleurs, sans ce champs magnétique la Terre ne serait guère plus
qu'un rocher nu et aride. Un an auparavant, Elvira avait lu dans une
revue scientifique qu'un jour, l'activité solaire serait telle qu'au
cour d'un orage magnétique puissant, il libérerait des tonnes de
matière brûlante, qui c'était probable atteindrait la Terre. Ce
qui aurait pour effet de détruire tous les systèmes éclectriques
et éléctroniques dans un premier temps, et ensuite d'écraser puis
de souffler l'atmosphère terrestre, exterminant peu à peu toute
forme de vie.
Effrayant,
certes, mais tout ceci n'était que probabilités. Autant vivre
l'instant en espérant que ce jour n'arrive jamais.
Après
ces reflexions Elvira reprit sa route, toujours accompagnée des
pensées de Nathanael et de l'inconnu. Par moments elle se demandait
quand ils décideraient enfin de se montrer. Enfin, ça n'avait pas
tant d'importance, elle s'y préparait. Parfois les pensées de
l'inconnu se faisaient plus lointaines, comme diminuées par la
distance. Il avait du mal à suivre les vampires, leur endurance lui
rendait la tâche malaisée, mais il était visiblement déterminé.
Au
bout du deuxième jour de marche, Elvira aperçut la calotte
glacière qui s'étendait non loin au large des côtes. Celle ci
aurait normalement dû recouvrir presque entièrement l'archipel,
mais le réchauffement climatique faisait que la calotte glacière
perdait d'année en année du terrain.
Plusieurs
fois au cours de sa route, Elvira avait croisé de loin des ours
polaires, amaigris par la faim, se mourrant peu à peu, et elle n'y
pouvait rien. Le responsable était sans nul doute un progrés mal
maitrisé. Les instigateurs du progrès n'avaient pas su prévoir les
conséquences néfastes de ces technologies qui soudainement avaient
changé la façon de vivre de chaque être humain ayant les moyens
d'accéder à ce progrès.
Aujourd'hui
il n'était pas trop tard, on pouvait peut-être encore apprendre à
ces gens à se servir du progrès sans que cela implique
l'auto-destruction de l'humanité. Cependant, leurs habitudes étaient
ancrées depuis longtemps, et il est extrêmement difficile d'en
changer. Il est plus facile de penser à autre chose, de se dire que
ce n'est pas à soi de faire les efforts nécessaires, que quelqu'un
d'autre pourrais s'en charger- le gouvernement, les écologistes, le
voisin... Mais tous oublient que cette planète ne nous appartient
pas, nous y sommes locataires; nous vivons tous en collocation sur
notre planète, et il est du devoir de chacun de laisser les lieux
propres en partant.
Elvira
en était révoltée, néanmoins elle pouvait bien admettre que pour
elle il était plus facile de se passer du progrès, non seulement
parce qu'elle n'avait nul besoin de se chauffer, de se rafraichir, de
manger et de boire; mais aussi parce qu'elle avait vécu près de
sept siècles avant l'apparition des technologies modernes. Ses
propres habitudes n'étaient pas celles des humains des vingtième et
vingt-et-unième siècles.
Enfin
elle atteint son but, elle se trouvait à cinq mètres à peine de
l'océan arctique. Elle s'assit dans la neige, estima que ses
poursuivants étaient encore loin d'elle, et se mit à attendre, à
méditer, même.
Elle
resta dans cette posture deux heures. Nathanael n'était plus très
loin mais restait discret, et l'inconnu était encore à quelques
trois kilomètres de là. Une aurore immense saturait le ciel de ses
couleurs vives.
Elvira
remarqua un long filet de couleur qui semblait descendre lentement
vers le sol, emportant avec lui l'air autour de lui. Derrière ce
long ruban ondoyant les étoiles se déformaient, s'étirant, comme
entrainées à sa suite.
Le
ruban se détacha de l'aurore, se rassembla en une sphere mouvante,
irisée, qui vint se poser face à Elvira.
La
sphère commença à vaciller, à se tordre sur elle-même, formant
petit à petit ce qui paraissait être un arbre.
A
son imposante carrure, Elvira reconnut en cet arbre le légendaire
Yggdrasil. C'était lui, oui, aucun doute. Elvira était emplie d'une
crainte révérencieuse, éblouie par la beauté de cet arbre au
feuillage dense, qui s'ébrouait et scintillait comme des pieces
d'argents que l'on laissait tomber au soleil.
L'arbre
resta dansant lentement sous l'aurore quelques minutes qui parurent à
Elvira des heures. Il était si merveilleusement beau, puissant,
irréél. Il semblait irradier d'une lueur qui lui était propre. Une
lueur chaude, vibrante; et pour la première fois depuis trop
longtemps, Elvira se sentait sereine, apaisée, réchauffée,
heureuse. Un flot de sensations, de sentiments qui lui étaient
inconnus. Ce fut comme si l'arbre avait réveillé la vie qui
sommeillait en elle. Oui, elle se sentait indubitablement vivante,
comme jamais auparavant.
L'écorce
de l'arbre se mit à couler sur elle-même. Ca changeait de forme, si
rapidement qu'Elvira ne pouvait distinguer les diverses formes que la
chose prenait. Puis le mouvement ralentis, la vampire apperçut alors
distinctement les formes, l'écorce se muait tantôt en pierre, en
renard, puis un lion, un ruissellement d'eau, une rose, et un
milliers d'autres choses.
Enfin,
ça prit un aspect humain. Un visage se détachait parfaitement de
l'arbre, il en sortait, laissant apparaitre petit à petit un corps
tout entier, qui était tantôt homme, tantôt femme, tantôt enfant,
à chaque fois des traits différents. Une voix claire et profonde à
la fois émana de ce corps indistinct. Elvira ne put en saisir le
sens, les mots étaient prononcés dans une langue aux accents
graves, coulant et faisant vibrer chaque parcelle de son corps.
La
silhouette se stabilisa. Il n'était guère possible de déterminer
avec précision s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Ses traits
étaient fins, sa silhouette tout aussi émaciée. Sa peau était
comme fait d'un mélange de porcelaine et de cristal. Ses yeux, une
couleurs indéfinissable, parraissant être toutes les couleurs
ensemble, s'accordant en une harmonie parfaite, il y avait toutes les
couleurs imaginables qui ne se mélangeaient pas. Ses cheveux étaient
d'un rouge flamboyant comme un feu. Sa peau était vêtue de ouate,
comme si un nuage l'habillait.
Tout
ceci semblait parfaitement irréel, mais pourtant il était là,
Zhoran, le gardien. Un être unique, parfait, inimaginable. Elvira
comprit que jamais elle n'aurait pu se le représenter de façon
suffisament proche de la réalité.
"Enfin,
je t'ai trouvé, pensa-t-elle. Tu es là, devant moi et je ne sais
comment cela est possible. Je t'ai trouvé, après avoir cherché si
longtemps."
Elle
senti qu'elle l'avait cherché durant toute sa vie, elle ressentait
une sorte de connexion, comme si elle et lui devaient être mis face
à face.
Dans
ses yeux se reflètaient l'extase de la victoire, le triomphe sur
l'impossible. Il était comme un songe matérialisé. Réél, mais
avec quelque chose de tellement étrange, comme si le chat du
Cheshire sortait de son livre.
Il
faisait si froid, et pourtant, il n'avait pas l'air de le ressentir
plus qu'elle. Elle qui ne sentait rien...
"Détrompe
toi. Tu sens ce que que tu veux sentir, mais qu'est-ce que cela
signifie? Sentir les choses, sentir le froid sur ta peau, pourquoi
l'éteindre alors, si le monde était si délimité, pourrait-on
rêver?"
Elvira
demeura interdite. Ces mots, prononcés de sa voix vibrante, étaient
sans queue ni tête, et pourtant, ils voulaient dire tellement...
"Silence
dans ta tête enfant, sauvage et courage, regarde devant toi, et ne
questionne plus l'inquestionable. Regardes autours de toi, vois-tu
les océans qui se brisent comme des coupelles pleines?"
Que
voulait-il dire?
"Je
veux dire tellement, tant et tant de choses, et rien seulement,
pourtant, encore regarde et éteint tes soupirs."
Il
m'entends, pensa-t-elle..
"Narrateur,
cesse de penser pour elle, laisse la trouver seule la voie vers les
sentiers rocailleux, seule vers le destin d'une enfant sauvage
éclairée du souffle lointain. Vivace, laisse là, cesse de penser."
Hé!
C'est mon roman, laisse moi donc, Zhoran!
"Te
laisser, narrateur, toi qui ne sais pas où tu poses les pieds. Je
suis vivant sous tes doigts blancs, mais je n'appartient pas à toi,
à l'imaginaire et au rêve. Cesse de penser."
C'est
moi qui t'ai fait ainsi
"et
je t'échappe"
Tait
toi et laisse moi finir cette histoire, Elvira doit
"savoir"
Trouver
ce qu'elle cherche
"Même
si pour cela tu dois te perdre."
Elvira
ne comprenait pas, elle ne parvenait à comprendre à qui Zhoran
s'adressait. Elle ne connait pas encore la multitude des mondes, elle
n'a entrevu que le monde de Gefjon, mais le mien...
"Non,
narrateur, elle ne connait point ton monde plus que les soupirs des
anges au creux de ses sombres destins. Tu es faite elle comme je suis
faite toi. Laisse là plonger regarder en moi pour appercevoir tes
ombres."
Nos
mondes sont semblables mais tellement lointains.
-Qui
est le narrateur? demanda Elvira. Pourquoi ne puis-je l'entendre?
"Ton
monde n'est pas le sien, Dhampire, cherche ailleurs les clés du
vent. Le narrateur est toujours présent, il voit, déchaine et
détruit, créé, se fait visiteur parfois".
-"Dhampire"?
Tu veux dire vampire.
"Dhampire,
ce que tu es, née de la mère au voile fané".
-Quoi?
-Tu
es un dhampire, Elvira, intervint Nathanael. Elvira, surprise, fit
volte face et le dévisagea.
-Je
ne comprends pas... murmura-t-elle.
-Ta
mère était une vampire, continua Nathanael, tu es née de l'union
d'un humain et d'une vampire.
-Mais
c'est quoi un dhampire? Qu'est-ce que tu racontes?
"Le
Dhampire, arraché au creux d'une mère, meurt et vit en ce même
temps. Regarde en toi tu l'entends, tu comprends, Dhampire, tu te
destine à mourrir. Au passé tu es morte une froide nuit s'abattait
sur ton visage arrachant la douceur de ton innocence. Tu es morte."
Elvira
tomba sur ses genoux, les mots résonnaient dans sa tête,
s'entrechoquaient violemment. Soudain, elle senti la douleur, le
froid, le souvenir de la nuit qu'évoquait Zhoran revenait à sa
mémoire, déferlent comme l'eau d'un barrage qui s'écroule.
-Elvira,
susurra Nathanael qui s'était agenouillé auprès d'elle, tu n'as
jamais... Tu n'as jamais été vampirisée, tu es née humaine, mais
dhampire également. Tu es morte, rééllement. J'ai reçu... une
visite inatendue. Keagan le démon...
"N'existe
pas, il est né de l'esprit d'un vivant si loin"
-
Elvira, continua-t-il, igorant Zhoran. Elvira, c'est un humain qui a
fait de toi ce que tu es, il est mort il y a longtemps.
-Mais
tout ce sang, je me souviens, il était fort...
-Parce
que tu était fragile, le sang... Oh, mon Elvira, je suis tellement
désolé.
Elvira
comprit. Elle se rappella la nuit de sa transformation, elle était
sorti après avoir entendu du bruit, puis quelqu'un l'avait happée,
et trainée jusqu'au coeur de la forêt. Puis le matin, où elle
s'était vue recouverte de sang, où le soleil lui avait fait si mal.
D'un
coup elle se souvint de tout ce qu'elle avait oublié entre le soir
et le matin. Elle se souvint des mains de l'homme secouant son corps,
la retenant, la déchirant. Elle se souvint de la douleur, à
l'intérieur de son corps, qui l'avait figée dans un sanglot.
Elle
se souvint s'être débattue. Elle se souvint du coup qu'elle reçut
sur la tempe. Elle se souvint être sorti de son coma, et d'avoir
planté ses crocs dans la chair puante de l'homme qui venait de la
violer. Elle avait bu avidemment son sang, tout son sang, laissant
déferler sur ce corps immonde toute sa haine, sa rage, lui arrachant
tour à tour ses membres.
Elle
se souvint avoir laissé là les morceaux de ce qui fut son bourreau,
et s'être écroulée, sanglante et sanglotante, à l'orée du bois,
plongeant dans un coma profond duquel elle ne s'éveilla qu'au matin.
Elle
se releva, hurla, frappa Nathanael de ses poings. Tout n'était plus
que folie. Elle pensait trouver des réponses, mais elle n'imaginait
pas apprendre cette vérité.
-Tout
ça! Tout ça pour quoi?? Et tu savais! Pourquoi?
-Elvira...
Elle
ne cessait de hurler, des larmes innondant son visage tordu de
douleur, d'incompréhension, de haine. Des larmes, elle qui n'en
avait jusqu'à présent jamais versé une seule.
"Vérité!
Vérité! Vérité! Crache, crache! Déglutis ta haine, monstre
insolent! Tu es l'assassine des mondes entremêlés Noble Gardienne"
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