Chapitre
VII- Sur les traces d’un mythe
Ce fut vers
quatorze heures qu’Elvira parvint aux abords de Copenhague,
première escale de son périple.
Assise
derrière le volant, Elvira commençait à prendre l’ampleur de sa
quête. Trouver un frêne, passe encore, mais un frêne mythologique,
ça !
Enfin…
Devrait-elle traverser toute la Scandinavie, elle finirait bien par
tomber sur au moins l’ombre d’une piste, un seul indice infime
qui la mettrait sur la voie… Au cours de sa longue vie, Elvira
avait déjà été amenée à parcourir les rues de la capitale
danoise, froide mais animée.
Comment
oublier les rues si débordantes d’une vie qui l’avait laissé
songeuse, désireuse de participer elle-même aux cœurs battants qui
erraient çà et là.
Elle avait
passé dans cette ville pas mal de temps avec Lüdwig Van der Maur,
un vampire hollandais, de quelques deux-cents ans son aîné, qu'elle
avait rencontré à Paris en 1789.
Il lui avait
appris à survivre en épargnant le plus de vies humaines possible.
Il lui avait expliqué que contrairement aux croyances populaires, la
viande d’un animal n’était pas d’un intérêt moindre que
celle d’un humain.
Bien qu’elle
ne considérât pas Lüdwig comme un ami proche, Elvira n’en
éprouvait pas moins à son endroit un respect des plus vifs. Il
était pour elle ce qui ressemblait le plus à un mentor.
Elle se
demanda s’il était encore au Danemark, ou s’il était retourné
dans sa Hollande natale, qui à cette époque était rattachée au
royaume des Francs. Ou peut-être avait-il suivit sa compagne
jusqu’aux Etats-Unis.
Au souvenir
du couple que formaient Lüdwig et Geillis, tellement hétéroclite,
il se forma dans l’esprit d’Elvira un sentiment qui devait se
rapprocher de l’envie. Ils étaient tellement épris l’un de
l’autre… Geillis, une jeune écossaise, avait rencontré Lüdwig
en 1967, près d’Oxford. La jeune femme, vivante à l’époque,
était une militante féministe qui se battait pour la légalisation
de l’avortement au Royaume-Uni. Ce fut Lüdwig qui la transforma, à
sa demande, après qu’ils se soient rencontré lors d’un meeting
qui au départ se voulait pacifique, et qui finit dans le sang.
Geillis fut blessée à la jambe, et Lüdwig la prit sous son aile.
Elle avait dix-neuf ans à l’époque. Tous deux tombèrent
instantanément amoureux l’un de l’autre, Lüdwig lui avoua sa
nature, et elle voulut faire partie de sa « vie » pour
l’éternité… Ils se marièrent, et le soir même, Geillis était
devenue vampire.
Elle aurait
aimé qu’elle et Nathanaël soient animés d’une passion
similaire. Elle ne pouvait pourtant pas lui en vouloir de la haïr
autant, elle estimait le mériter, étant responsable de ce qu’il
était à présent.
Les
jointures de ses doigts émirent un craquement sinistre tandis
qu’elle serrait le volant avec force ; et désespoir
peut-être…
Elvira fut
extirpée de ses pensées douloureuses par le bruit confus d’un
klaxon et d’injures. Le feu était passé au vert.
Elle se
dirigea vers le parking du « Black Diamond », la
bibliothèque nationale de Copenhague, où elle attendit quelques
heures que le jour décline.
La
bibliothèque la plus importante de Scandinavie devait lui apporter
quelques informations, elle l’espérait. Avec près de 4 600 000
livres et 6000 manuscrits consignés là, elle devait bien trouver
son bonheur, dont le manuscrit qui l’aiderait à prendre
connaissance de la mythologie scandinave : L’Edda, de Snori
Sturluson. En fait elle ne trouverait pas le manuscrit original,
conservé à la Bibliothèque de l’Université d’Utrecht aux
Pays-Bas ; mais la première grande édition publiée à
Copenhague de 1848 à 1887, écrite par Jón Sigurdson et Finnur
Jónsson.
Le « Black
Diamond » - diamant noir en français, est un bâtiment conçut
en 1999, attenant à la Bibliothèque Royale, entièrement recouverte
de granit noir et d’immenses vitres de verre fumé.
Elvira se
dirigea d’abord vers la rue passante qui séparait les deux
bâtiments, pour observer les deux « ponts » au-dessus de
la chaussée.
Puis elle
fit le tour de l’immense polygone pour en trouver l’entrée. Elle
remarqua que les blocs de granit changeaient imperceptiblement de
couleur tandis que les dernières lueurs du jour finissaient de
disparaitre.
Elle passa
la porte et se retrouva au centre d’un gigantesque atrium,
entièrement couvert de blanc, huit étages bordés de balcons
formant comme des sortes de vagues. Plusieurs escalators permettaient
d’accéder à chacun des étages, traversant l’atrium dans sa
largeur, tandis que des passerelles scindaient l’espace en divers
endroits.
Elvira monta
au premier étage, et s’installa dans l’une des 450 pièces du
bâtiment. Quelques étudiants venus profiter de la Wi-Fi étaient
assis là… Sans livres. Elvira comprit rapidement que les deux
millions d’ouvrages étaient numérisés lorsqu’elle vit un de
ces étudiants s’activer sur une borne de consultation des
collections.
La borne
était facile d’utilisation, il ne fallut que quelques minutes à
Elvira pour trouver l’ouvrage désiré, puis elle s’installa
derrière l’un des nombreux ordinateurs pour y entrer les
informations obtenues par la borne.
Une Edda
numérisée apparut sur l’écran.
Elvira
chercha quelques minutes de plus un élément au sujet d’Yggdrasil.
Sur ce
point, l’Edda n’était peut-être pas le meilleur choix,
néanmoins ce serait un début comme un autre. En fait, l’Edda
n’évoque l’arbre monde que succinctement dans le Gylfaginning,
une des quatre parties du récit. Celui-ci signifie « Mystification
de Gylfi » en vieux norrois. Gylfi était un roi, qui dans le
Gylfaginning tient une discussion avec trois habitants d’Asgard.
Ainsi ce roi apprend qui sont les ases, les vanes, et les autres
créatures qui vivent sur Yggdrasil, et ce qu’est l’arbre-monde.
Celui-ci
porte neuf mondes, en tout, divisé sur trois niveaux. Les mondes
principaux sont Asgard, Midgard et Helheim. Yggdrasil est le support
de l’Univers, en d’autres termes.
Ce serai en
Midgard qu’Elvira le trouverais, celui-ci étant le monde des
hommes. Selon les gravures qui le représente, le tronc massif
d’Yggdrasil serait au centre d’une grande mer, elle-même au
centre d’une sorte d’ile entourée d’un immense océan,
lui-même cerné des terres Svartaflheim et Jotunheim, qui sont
respectivement le monde des elfes noirs et celui des géants de
glace. Or, aujourd’hui nous savons bien que la Terre ne peut
présenter un tel aspect. Ce ne serait donc pas pour Elvira d’un
très grand secours.
Elvira
apprit aussi grâce à sa lecture que l’arbre monde était
également habité par des animaux fabuleux, comme l’aigle
Vedrfölnir (ou Wederfölnir, que l’on dit parfois être un
vautour), qui était le maitre du temps et doté d’un grand savoir;
Ratatosk, un écureuil qui avait pour occupation de rapporter à
l’aigle les moqueries proférées par Niddhöggr ; ainsi que
d’autres animaux de moindre importance, une chèvre du nom de
Heidun, trois cerfs grignotant les bourgeons du frêne, etc.
Cela faisait
une belle ménagerie ! Elvira pensa en outre que l’un de ces
animaux devait peut-être symboliser Zhoran. Après tout, pourquoi
pas ?
Elvira
s’attarda sur un vers intitulé « Visions de Vala »,
dans lequel il est dit :
« Je
connais un frêne, on le nomme Yggdrasil,
Arbre
chevelu, humecté par un nuage brillant,
D’où
nait la rosée qui tombe dans les vallons.
Il
s’élève, toujours vert, au-dessus de la fontaine d’Urd. »
C’est
pour ainsi dire la seule information qu’elle trouva sur l’arbre…
En fait il était également évoqué un peu après, pour ce qui
était du récit de Ragnarok. En effet il est dit qu’un jour,
Niddhöggr parviendra à se libérer et détruira l’arbre monde.
Mais
bien que passionnant, cette partie de l’histoire ne servait pas les
intérêts d’Elvira. Son but n’était pas de se préparer à une
quelconque fin du monde, mais juste de trouver cet arbre.
Décidément,
l’Edda ne l’avais pas beaucoup aidé, sinon à savoir que l’arbre
est une représentation symbolique de ce qui est, et de ce qui n’est
plus. Sur Yggdrasil, tout est en perpétuel renouveau. L’arbre en
lui-même défie le temps et la déchéance, car il reste vert en
toute saison ; seul le dragon à ses pieds serait capable de le
détruire.
Peut-être
la clé ne se trouvait-elle pas dans ce qui était dit, mais dans ce
qui étais sous-entendu… Et dans ce qui était évident, aussi.
D’où proviennent les mythes scandinaves et germaniques ?
L’intitulé même donne la réponse. Pas la Germanie, non, car
comme les Romains avec les Grecs, ils n’ont fait que partager une
même théologie. De Scandinavie, donc. Or Elvira y étais déjà, la
Scandinavie comprenant le Danemark, en plus de la Norvège, la Suède
et la Finlande. Cela lui donnait un itinéraire à suivre, et c’était
déjà ça de gagné.
Le
roi Gylfi vivait en Suède. Peut-être fallait-il poursuivre par ce
pays, songea-t-elle. Selon le mythe, il est dit qu’un jour, Gylfi
donna un morceau de son royaume à une vagabonde qu’il avait pris
en pitié. Cette terre était aussi grande que ce que quatre bœufs
pourraient labourer en un jour et une nuit. Cette vagabonde était en
réalité une ase, et ses quatre bœufs les fils qu’elle avait eus
avec un géant. Les bœufs labourèrent si bien la terre qu’elle se
détacha. Cette île est connue sous le nom de Seeland, ou Sjaelland…
En
d’autres termes: l'île de Copenhague.
Une
bonne surprise pour Elvira. Commencer à chercher là où elle se
trouvait présentement, cela était un avantage certain. Parcourir
7439 kilomètres carré ne se ferais pas en un jour, mais cela était
du domaine du possible pour Elvira.
Il
est dit aussi que, impressionné par les pouvoirs de la soi-disant
vagabonde, le roi Gylfi se rendit en Asgard, et rencontra trois
personnages qui lui racontèrent la création du monde, des dieux et
des hommes.
Cependant,
nulle part il était précisé comment il s’y était rendu, ni à
partir de quel lieu. Etait-il parti de Sjaelland, ou bien de Suède ?
Elvira
en était là de ses questions, lorsqu’une voix dit en danois :
« La
bibliothèque ferme dans cinq minutes, mademoiselle. Il faut
partir. »
Ce
à quoi Elvira répondit quelques mots polis avant de s’en aller.
En effet il était vingt-heures. De retour à sa voiture, elle prit
le temps de planifier ses recherches. Seule, elles lui prendraient
peut être bien deux ou trois années entières, rien que pour
parcourir Sjaelland. Bien qu’ayant tout le temps devant elle,
Elvira souhaitait parvenir à une conclusion au plus vite. Ce que
Zhoran avait à lui apprendre ne pouvait pas attendre.
La
« jeune » femme se félicita d’avoir tenu jusqu’au
vingt-et-unième siècle. Vive la technologie ! Elle savait que
la plupart de ses connaissances y étaient réfractaires, au départ,
mais presque tous avaient fini par répondre à l’appel du
téléphone portable et d’internet. Elvira elle-même, bien que
n’en possédant pas, savait se fier à ces pratiques lorsqu’elles
étaient nécessaires.
Et
aujourd’hui elles l’étaient.
Après
avoir dégotté un téléphone, la première personne qu’elle
appela fut Geillis. Elle plus que les autres avait su entrer de plein
pied dans le nouveau siècle.
« Allô ?
demanda une petite voix qui rappelait celle des oiseaux chanteurs.
-Geillis ?
C’est Elvira. Désolé de te demander ça de but en blanc, mais
j’ai besoin de votre aide, à toi et à Lüdwig.
-Bien
sûr, Elve. Je suis contente d’entendre ta voix, ça fais si
longtemps…
-Je
suis contente moi aussi.
-Où
es-tu ?
-A
Copenhague.
-A
Cop… Elve… dit-elle du ton que prend une mère qui voit son
enfant faire une ânerie.
-Tu
te doutes du service dont j’ai besoin ?
-J’en
ai bien peur, oui. Tu sais que Lüdwig et moi sommes à Montréal ?
-Non,
je l’ignorais… Mais pour ma défense, j’ai vraiment besoin de
votre aide, à tous les deux. J’ai obtenu des informations,
concernant ma… vampirisation. Voilà les grandes lignes :
Nathanaël m’a dégoté un nom, Zhoran, celui-ci peut m’apporter
les réponses que je cherche. Cependant il y a un hic… Un très
gros hic. Il vit dans un arbre, enfin… pas n’importe lequel, il
vit dans Yggdrasil, le frêne de la mythologie…
-Nordique,
je connais. Je commence à comprendre ce que tu veux. Tu dois le
trouver, mais tu ignores par où commencer. Tu as cru que Copenhague
en tant que partie du territoire Scandinave serait un début.
-Euh…oui.
Oui, c’est cela. Mais j’ai appris que Copenhague était un
excellent choix pour commencer. Je dois retrouver une ase, qui selon
le mythe est à l’origine de la création de l’île de Sjaelland.
-Oui…
-Je
ne savais pas à qui m’adresser sinon à toi et à Lüdwig…
L’aide dont j’ai besoin, c’est que vous… veniez. Pour m’aider
à chercher cette ase. Seule, je crains d’y passer plusieurs
millénaires, or tu sais que savoir est ma priorité.
-Je
le sais Elve. Si nous n’avions pas nous aussi des millénaires à
tuer, je pense que je t’aurai raccroché au nez !
Le
rire de Geillis ne cessait de fasciner Elvira. Un mélange de
carillon et de piaillements.
-Je
pense que j’aurais fait la même chose, répondit-elle. Alors ?
Vas-tu me raccrocher au nez ?
-Non,
bien sûr que non, Elve ! Cela fait une éternité que je n’ai
pas vécu d’aventures ! Enfin… Lüdwig est une perpétuelle
aventure, tu peux me croire ! Je suis sure qu’il sera ravi de
t’apporter son aide, tu sais comme il te tient en affection. Tu es
comme une fille pour lui.
-Je
ne saurai te remercier assez.
-Ne
me remercie pas, je t’aiderais de bon cœur ! Cela dit, je
pense qu’à trois la tâche ne sera pas aisée à mener. Je vais
prévenir quelques amis qui auront à cœur de nous apporter leur
aide. Je connais deux ou trois personnes qui vivent en Allemagne,
d’autres un peu partout en Europe.
-Merci,
merci beaucoup, Geillis. Il me tarde de te revoir.
-Moi
aussi, Elve. Je pense que nous serons là d’ici la fin de la
semaine, le temps que nous réservions les billets d’avion.
-Bien.
Mille mercis, et à bientôt. Embrasse Lüdwig pour moi.
-Je
n’y manquerais pas. A bientôt Elve ! »
Elvira
raccrocha, et traina un peu dans la rue éclairée d’une lumière
chaude. A cette heure avancée du soir, beaucoup de passants
continuaient d’errer, seuls ou accompagnés, jeunes ou vieux. Cette
multitude fascinait Elvira.
Elle
se dit que le mieux qu’elle avait à faire, à présent, était de
profiter de la nuit qui s’offrait à elle. Se fondant dans la foule
que formaient les étudiants, elle marcha longtemps sous le ciel
rougi par les lueurs de la ville. Il était comme une braise, nimbée
de nuages qui prenaient une teinte gris orangé, indéfinissable.
Elvira
pensait à l’extrême générosité dont savait faire preuve
Geillis. Elle avait passé sa vie à défendre les causes auxquelles
elle croyait, et n’hésitait pas à offrir son aide, comme
maintenant. Très jeune elle avait su se montrer généreuse et
battante. Un jour elle lui avait raconté les circonstances de sa
naissance, à Culloden, dans le nord de l’Ecosse, en 1948. La
seconde guerre était finie depuis trois ans, mais une sorte
d’anxiété ambiante régnait encore, la Guerre Froide n’étais
pas encore arrivée, mais elle commençait déjà à s’installer,
aussi surement qu’une grippe chez un nourrisson. La mère de
Geillis était une enseignante réputée à Culloden, et le père de
Geillis était un soldat anglais venu se réfugier dans la région
après avoir échappé de peu à la mort sur les fronts de guerre.
Ils s’étaient rencontrés peu de temps avant la naissance de
Geillis. La grossesse de sa mère s’était d’abord bien déroulée,
mais Geillis naquit au bout du septième mois. A l’époque, naitre
prématurément, c’était comme mourir-né. Or Geillis s’était
battue contre la mort, et avait gagné. Grace aux soins de sa mère,
elle put grandir et ainsi survivre, contre les attentes de tout le
monde.
De
là devait-elle tenir son esprit combatif. Le choix qu’elle avait
fait en se mariant avec Lüdwig n’était qu’une réponse à cette
propension, elle aimait la vie, plus que tout. Mais plus que cela
encore, elle aimait Lüdwig.
Elle
faisait partie de ces êtres qu’on ne peut s’empêcher d’aimer,
d’admirer, ou au moins de respecter. Du haut de ses dix-neuf ans,
elle inspirait déjà le respect, les gens l’écoutaient.
Aujourd’hui, avec ses soixante-deux ans, que bien sûr elle ne
faisait pas, elle continuait à inspirer bienveillance et combativité
auprès de ses amis et connaissances. Elle avait su garder sa fouge
et sa fraicheur d’antan, au sens psychologique comme physique.
Toujours pleine de gaité et d’entrain, elle savait se montrer
d’une sagesse et d’une patience sans égal. Elle savait
également se montrer sincère et aimante lorsqu’elle l’estimait
juste. Ainsi elle vouait à Elvira une affection particulière. Sans
doute voyait-elle en Elvira la sœur, la fille qu’elle n’avait
jamais eue. Elvira quant à elle, lui vouait admiration, et affection
également, bien qu’elle se sentît incapable de l’aimer de la
même façon.
Elvira
avait ce défaut, elle se refusait beaucoup d’amour et d’amitié,
simplement parce que bien souvent, elle se sentait incapable de leur
rendre cet amour. Il en allait ainsi avec Geillis, Lüdwig et
Nathanaël. Geillis et Lüdwig l’aimaient, il n’y avait pas de
doute sur ce point, quant à Nathanaël, c’était moins évident.
Elle
avait perdu tous ceux qu’elle avait eu l’outrecuidance d’aimer.
Sa mère, son père, et Nathanaël. Pour les avoir aimés, ils
étaient morts, l’un d’eux la haïssait et elle ne doutait pas
que si les deux autres avaient été là, ils la détesteraient
aussi, pour ce qu’elle était ou pour la peine qu’elle leur avait
infligée. Elle avait aussi aimé ses premiers maris, un temps
seulement. Quand elle n’eut plus besoin d’eux, elle les avait
tués… Ils devaient la haïr eux aussi.
Elle
avait fini par se laisser dire qu’en aimant une personne, elle le
tuait, ni plus ni moins.
Elvira
parvint finalement devant un bar lounge, à la façade élégamment
peinte de blanc, et à l’enseigne formée d’un panneau de
plexiglas transparent sur lequel était écrit en lettres noires :
Lilje,
c’est à dire lys. Sous le panneau, des néons de lumière noire
mettaient en relief les lettres épaisses mais raffinées.
L’intérieur
était tout aussi cossu que l’enseigne le laissait présager.
Elvira s’assit à l’une des tables blanches, au centre de
laquelle un menu était posé, à côté d’un vase blanc contenant
une gerbe de lys. La salle était bien remplie, trois serveur
allaient fébrilement de table en table, qui allant chercher les
commandes, qui portant un plateau en zigzaguant agilement entre les
tables. Au fond de la salle se tenait un bar, blanc lui aussi, et
éclairé de néons noirs, comme sur l’enseigne. Le barman était
accaparé par un groupe de client devant lesquels il faisait tourner
son shaker, le faisant virevolter comme un jongleur. Le chic du lieu
était parfait par une musique d’ambiance légère, de la musique
électronique. Elvira reconnut Amon Tobin, un artiste qu’elle
aimait d’ailleurs beaucoup.
Un
serveur s’enquit de sa commande, une bière blonde et assortiment
de viandes en sauce; bleue la viande, évidemment. Elle fut servie
dans les dix minutes qui suivirent.
La
viande était délicieuse, comme la bière. Les danois avaient
décidemment le sens du raffinement.
Elvira
mangea silencieusement, et se rendit compte que le sentiment d’être
observée ne l’avait pas quitté. Cela l’inquiétait, certes,
mais elle finissait par se dire que cela était sans doute dû à la
présence d’un autre vampire. Elle s’était vite rendu compte
après sa métamorphose qu’elle avait cette capacité de sentir la
présence de ses congénères. Elle ne se l’expliquait pas, et ne
cherchais d’ailleurs pas à l’expliquer. Elle ne savait pas non
plus si cela lui était propre, ou si c’était une caractéristique
inhérente à sa condition. Elle n’en avait jamais ouvertement
parlé, et avait conclu que c’était normal. Nathanaël ne la
retrouvait-il pas à chaque fois ?
Son
repas finit, Elvira se demanda où elle allait passer le jour
lendemain et les suivants. Lorsque le serveur revint pour l’addition
– aussi classe que le lieu – elle lui demanda où elle pourrait
trouver une auberge ou un motel. Celui-ci pu la renseigner, lui
indiqua un « petit hôtel sympa » non loin du port, face
à la Sund, qui sépare le Sjaelland de la Suède.
L’hôtel
s’appelait Østenvind, "le Vent d’Est", en danois.
Charmant nom, pour un hôtel effectivement petit et sympathique.
La
chambre qu’on lui avait trouvé à cette heure tardive était
petite, sobre mais élégante dans ce qu’elle avait de simple. Le
mobilier consistait en un lit, assez étroit, flanqué d’un chevet
de bois brun, une petite lampe à l’abat-jour de papier beige, une
armoire, une commode et un bureau faits dans le même bois brun que
le chevet. Une petite pièce d’eau était contigüe à la chambre,
où la aussi les meubles étaient rares, réduits au strict
nécessaire, à savoir un lavabo, une douche à portes transparentes,
une étagère sur laquelle étaient posé deux serviettes et un gant
de toilette, une petite bouteille de shampoing, un paquet de trois
savons, et originalité de la maison, une brosse à dent emballée
dans un film plastique, accompagnée d’un tube de dentifrice modèle
réduit.
La
première chose que fit Elvira fut de profiter de ces petites
attentions en prenant une douche longue, qui ne servit à rien
d’autre qu’à sa prime fonction et à lui vider la tête, pour
peu que cela fût possible.
De
sa petite valise elle sortit un vieux tee-shirt noir imprimé du nom
d’un groupe de metal qu’elle avait vaguement entendu, il y a
longtemps, et un short rouge. Cette tenue lui servait habituellement
de pyjama. Cela avait un certain charme, si toutefois on aime Amon
Amarth…
Elvira
salua la sobriété de la chambre, mais regretta l’absence de mini
bar. Son esprit allait ici et là, sans jamais stopper sa course, les
pensées défilaient comme un paysage derrière la vitre d’un TGV.
Les informations nouvellement acquises, surtout, accaparaient son
attention, elle ne cessait de songer à cette Ase, qui créa l’île
de Sjaelland. Que penser de tout cela ? Ne s’était-elle pas
embarqué tête baissée sans même chercher à savoir si le but
n’était pas une chimère? Et voilà qu’elle entrainait Geillis
et Lüdwig à sa suite.
Las
de chercher à comprendre, elle se mit à lire, consciente que
maintenant il était inutile d’avoir des remords. Geillis ne lui
avait-elle pas promis son aide ? Or qui connaissait Geillis
savait qu’elle tenait toujours sa parole.
Elle
ne se releva que plus tard, ou plus tôt selon les points de vue,
pour fermer les rideaux qu’elle avait momentanément oubliés, puis
s’endormis aux premières lueurs du jour, comme à son habitude.
Geillis
était décidemment une femme unique ! Elle avait promis sa
venue à la fin de la semaine, voilà qu’elle arrivait, seulement
deux jours après l’appel d’Elvira, accompagnée bien sûr de
Lüdwig, dont le regard exprimait clairement l’amour qu’il
portait à sa femme, l’affection qu’il portait à Elvira.
«
Je suis si heureux de te revoir enfin ! S’exclama-t-il.
-Je
le suis aussi, Lüdwig. Vous m’avez manqué, tous les deux. Je suis
heureuse de voir que vous vous portez bien.
-Le
contraire eut été étonnant, tu ne crois pas ? lança Geillis
de sa voix flûtée.
-C’est
certain !
-Alors
comme ça, ma fille, tu t’es lancée dans une quête mythique ?
Je te reconnais bien là !
-Oui.
Geillis t’a expliqué en quoi elle consiste ?
-En
effet, Fräulein. Et je pense que tu as tout simplement perdu la
raison ! répondit Lüdwig en riant. Mais soit, je te fais
confiance, et te suivrais aveuglément dans tout ce que tu
entreprendras, tu le sais.
-Je
te remercie, de tout cœur.
-Bien !
souffla Geillis. Nous devons tout de même retrouver une déesse, je
vous rappelle…
-Oui,
confirma Elvira, le mythe conté dans l’Edda raconte qu’une Ase
aurait créé le Sjaelland, qui originellement se trouvait en Suède.
Si le roi Gylfi était en vie aujourd’hui c’est lui que nous
chercherions, or je ne pense pas que ce soit le cas. Cette Ase, en
revanche, en tant que déesse, est étrangère au temps, vous ne
croyez pas ? Mais au fait… Geillis, ne m’avais-tu pas dit
que vous n’arriveriez qu’en fin de semaine ?
-C’est
exact, en fait, j’ai fait le nécessaire pour arriver le plus tôt
possible, or il y avait justement un avion en partance ce matin à
six heures… enfin, ce matin à Montréal, bien sûr. Je ne suis pas
experte en fuseaux horaires, mais il me semble que c’était vers
midi à Copenhague. Bref… Cela n’a pas d’importance. Je
voulais tellement te retrouver, que je n’ai pas lésiné sur ce
point !
-Tu
es formidable, Geillis, j’espère qu’il te le dit souvent !dit
Elvira en désignant Lüdwig, qui regardait tour à tour sa femme,
Elvira et la ville qu’il aimait tant.
-Je
connais bien le mythe du roi Gylfi… dit-il, songeur. Il n’a
jamais été précisé dans quelle partie de l’île elle avait sa
demeure, mais connaissant les mythes, cela ne m’étonnerait pas
qu’ils l’aient placée dans le nord… Cela dit, le sud ne serai
pas non plus totalement idiot… Je pense que le mieux serait encore
de se partager l’île…
-Lüdwig
chéri, je jurerais que penses encore à voix haute.
-Hum,
en effet. Il semblerait que je sois finalement devenu gâteux.
-Cela
dit, ce que tu dis n’est pas sans intérêt, dit Elvira, reprenant
les pensées de son ami. Je pense que se partager la tâche est une
bonne idée, c’est pour cela que j’ai fait appel à vous. Mais je
ne pense pas que diviser l’île en seulement trois secteurs ne nous
aide beaucoup.
-En
effet, c’est pour cela que j’ai déjà appelé quelques amis,
dont certains ne devraient pas tarder. Il s’agit de Klaus, Rachel,
Astrid, Erik et Stephen. Klaus est un allemand que j’ai rencontré
en 1754, Rachel est Irlandaise – rencontrée en 1493, Astrid, Erik
et Stephen sont une fratrie finlandaise, que j’ai eu la chance de
rencontrer en 1287. Ils sont dignes de confiance. Je ne leur ai
cependant pas révélé la nature du personnage que nous cherchons.
Cela je le leur annoncerai lorsque je le jugerais nécessaire.
-Autant
éviter de les rebuter avant même qu’ils ne soient arrivés !
s’exclama Geillis, enjouée, comme toujours. »
Elvira
conduisit ses amis sur la terrasse d’une brasserie, où ils burent
et discutèrent pendant de longues heures, jusqu’à ce que la
brasserie ne ferme ses portes.
Depuis
quelques temps déjà, Elvira avait remarqué la présence d’un
animal, qui semblait la suivre de loin. Deux jours que ce chat
semblait l’espionner. Il les suivait encore, à présent,
inquiétant bien que magnifique avec sa fourrure lisse et brillante,
noir, avec quelques poils couleur feu autour des yeux et sa queue
touffue comme un plumeau délicat. Elle fit part de ses doutes à
Lüdwig, qui sourit, se retourna vers l’animal, et lança :
« -
Qu’espionnes-tu l’ami ?
Le
chat stoppa sa marche gracieuse, puis s’avança lentement. Elvira
crut à une hallucination lorsqu’elle vit le chat se lever et
prendre doucement des traits humains. Une femme.
-Je
n’espionne pas, je vous suis, car vous avez besoin de moi. Dit-elle
simplement, de sa voix grave et langoureuse, trainante, avec de temps
à autre une syllabe claquée comme un fouet.
-Pourquoi
aurions-nous besoin de toi, femme chat ? questionna Elvira. Et
qui es-tu ?
-Oh,
mon nom est Julia. Pour les américains je suis Catwoman, pour un
romancier, je suis un chat-garou, dans les encyclopédies du
fantastique on prétend que je fais partie des Cat-People. Mais en
règle générale, je suis un métamorphe félin. Certains ont choisi
la rage du loup, nous autres avons choisi la finesse du chat.
Elle
avait des yeux immenses, d’un ocre jaune resplendissant, tachetés
de vert. Sa pupille était réduite en une fine fente à la lueur de
la ville, sa peau était zébrée de rayures couleur feu. Elle avait
également un petit nez, et une bouche fine, légèrement pulpeuse.
Entre son nez et sa lèvre supérieure, il y avait comme la fente
d’un bec de lièvre, mais celle-ci n’était pas ouverte et
traçait une fine ligne noire. Ses cheveux étaient courts, fins et
broussailleux, d'un brun chatoyant. Chacun de ses pas évoquait le
félin dont elle prenait la forme, et sa queue se balançait
doucement au rythme de sa marche jusqu'à ce que celle-ci se résorbe,
mettant fin à la métamorphose du chat en femme.
-Je
te le demande encore une fois, Julia femme-chat, pourquoi prétends-tu
nous être si utile ?
-Humm…
Tout simplement parce que je sais ce que tu cherches, mon chaton. Je
connais toute l’île, et même à cent vous ne parviendrez pas à
vous dépêtrer de cette situation ennuyeuse. Le gens se confient aux
chats, parfois… Les humains sont assez bêtes pour croire qu’ils
sont les seuls à se comprendre ! Faites venir vos compagnons,
ils vous seront d’une aide certes non négligeable, mais… je suis
votre chance.
-Quelle
arrogance ! s’exclama Geillis. Mais votre audace me plait.
Lüdwig
et Elvira acquiescèrent de concert. Décidemment le personnage avait
de l’allure ! Et bien que tout trois restassent sur leurs
gardes, une aide supplémentaire n’était pas à refuser au vu de
la situation.
-Je
ne vous le fais pas dire, ronronna-t-elle, vous vous êtes mise dans
de beaux draps, demoiselle Elvira.
-Je
vous demande pardon ? demanda cette dernière, interloquée.
-Bon
sang, d’où sortez-vous donc ! N’avez-vous jamais entendu
parler du don qu’ont les chats de lire dans les pensées ? A
l’évidence, non. Maintenant, vous le savez.
-Dame
chatte, commença Lüdwig, votre aide nous sera utile, il est vrai.
Mes amis arriveront sans doute dès demain.
-Je les
attendrais volontiers, homme-vampire.
Elvira ne
sut trop quoi penser de cette intervention soudaine… Peut-être
était-ce elle, cette sensation d’être observée… Julia la
regarda de ses yeux intenses, et lui affirma :
-Elvira, je
crains que non.
-Qui
était-ce alors ?
-Quelqu’un
qui ne pense pas que vous devriez le savoir.
-Pas même
un indice ? Vous le connaissez.
-Hum. Oui et
non… En tant que télépathe, je le connais, mais je n’ai jamais
eu l’occasion de faire connaissance de vive voix.
-« Le »…
C’est donc un homme.
-Perspicace
en plus d’être jolie. Vous feriez une très belle chatte. Il y a
également une deuxième personne. Autant la première ne semble pas
vous vouloir de mal, autant la seconde semble avoir des desseins bien
plus sombres.
-Elvira,
intervint Lüdwig, qu’est-ce donc que cette histoire ?
-Oh, rien…
répondit celle-ci, c’est juste que, depuis mon départ du Loiret
il y a quelques jours, je me sens comme suivie par quelqu’un. J’ai
cru qu’il pouvait s’agir de Nathanaël, mais il m’a affirmé
être allé en Allemagne. A présent je doute… Je pensais bien
qu’une personne me suivait, mais deux…
-Elvira,
prenez garde, ajouta Julia. Je vous connais assez, depuis le temps
que je suis dans votre sillage, et je sais que vous ne méritez pas
les périls que cet homme vous destine.
-Elve,
renchérit Geillis, je ne saurais que trop confirmer les inquiétudes
de Julia, tu as sans doute dû vivre pas mal de dangers, mais quand
même… Sois prudente.
-Ne
t’inquiète pas Geillis. Toi non plus Lüdwig. Je sais faire face à
ce genre de situation. Dame Julia, merci pour ces renseignements. Je
ne vous garantis pas ma confiance immédiate, mais sachez que votre
aide est la bienvenue.
-Cela
s’entend, dame-vampire, je saurais me montrer digne de votre
jugement. Lorsque vos amis seront arrivés, je me présenterais à
vous. »
Sur ces
mots, Julia reprit sa forme de chat et disparu au coin d’une rue.
Les trois vampires restèrent interdits quelques instants avant de
reprendre leur marche vers le motel. Lüdwig et Geillis prirent une
chambre qui se trouvait à quatre paliers de celle d’Elvira. Cette
dernière resta longtemps avec eux, pour ensemble se remémorer leurs
meilleurs souvenirs. Elvira raconta ce qu’elle avait vécu en leur
absence, parla longtemps de Nathanaël, si bien que Lüdwig et
Geillis ne cessaient de se lancer des regards lourds de sens. Puis
ils parlèrent de Julia.
Au loin
Nathanaël se réjouissait de la voir entourée de ses amis. Il
l’avait observée longuement, avait vu Julia se présenter à eux.
Il n’était pas le seul, seulement ça, il ne l’avait pas vu.
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