Chapitre
V – Entendre, écouter, partir
Elvira
s’éveilla, vers quinze heures, incapable de dormir plus longtemps,
avec toujours cette impression d’être suivie, observée.
Elle était
seule. Cela ne l’étonna pas, William avait dû rentrer chez lui
après avoir recouvré ses esprits.
Ne sachant
trop que faire - il faisait grand jour au-dehors - posant ses
yeux sur son vieux poste, elle entreprit d’écouter de la musique.
Elle chercha
sa boite à CD. Elle trouva une compilation sur laquelle était
inscrit « Moment de Grâce » d’une belle écriture au
feutre noir, ainsi que la date, 2007.
Elle
introduisit le disque dans la machine. Le premier morceau -
Metamorphosis Two, de Philip Glass - lui rappela l’auteur de
cette compil. Nathanaël, évidemment.
Celui-ci
partageait son gout pour la musique, classique ou moderne.
Elvira ferma
les yeux pour s’imprégner des notes, pour laisser la musique la
bercer, la pourfendre, même. La musique était pour elle une
délivrance. Jamais elle n’aurait pu s’en passer.
Elvira
pouvait bien se vanter de son éclectisme. Elle n’aimait certes pas
tout, mais c’est le cas pour tout le monde, non ? Seulement, à
la différence de tout-le-monde, Elvira avait l’oreille absolue.
Elle l’avait déjà à sa naissance - elle l'avait appris après
avoir fais la connaissance d'un groupe de saltimbanque de passage à
Fougères lorsqu'elle avait douze ans, il ne lui avait fallut que
quelques minutes pour maitriser le luth d'un des artistes,
reproduisant avec exactitude les notes qu'elle avait entendu. C'est
en devenant vampire qu'elle a accru ce don et appris à s’en
servir.
En presque
huit siècles, elle avait appris le violon, le piano, le violoncelle,
la flûte, le clavecin, et plus récemment la guitare, la basse, et
le synthétiseur. Une vraie vampire-orchestre ! Si elle l’avait
souhaité, elle aurait pu apprendre tous les instruments existants,
elle en avait le temps et les capacités, non l’envie.
Depuis
toujours la musique prenait une place importante. Dans sa vie
d’humaine, Elvira n’avait pu profiter d’aucun enseignement
musical, son père étant trop pauvre pour le lui offrir.
Alors, très
vite, après sa transformation, Elvira entreprit d’étudier la
musique. Dès lors cette connaissance lui permit d’intégrer la
« haute société ». Elle savait que cela lui
faciliterais l’existence, du moins sur le plan financier. Cela lui
permit en outre de se fondre dans la masse sans attirer les questions
trop indiscrètes. On l’avait toujours prise pour une artiste
originale.
Ce statut
lui valut le privilège d’avoir pu côtoyer la plupart des
souverains européens entre le XIVème et le XVIIème siècle. Bien
sûr, pour ne pas éveiller les soupçons, elle ne restait à une
cour que dix ou quinze ans avant d’aller ailleurs.
Pour
survivre elle avait dû pendant cette période vivre comme les autres
femmes. Elle s’était mariée en tout et pour tout pas moins de
dix-sept fois.
Evidemment,
cela créait un risque d’être percée à jour. Ses dix-sept maris
comptaient pour ses seuls repas humains – sans compter son dernier
mari mort pendant la Révolution française et Alex. Elle finissait
veuve à chaque fois. A chaque fois elle jouait la pauvre éplorée,
et prétextait un désir de partir loin de l’être aimé… Et elle
recommençait ailleurs.
Au bout du
compte, cela lui avait rapporté une fabuleuse petite fortune. Elle
put alors vivre sereinement pendant un siècle, jusqu’à ce que la
Révolution française ne la dépouille de ses biens.
Dès lors
elle avait eu du mal à réunir à nouveau cette fortune. Sous
Napoléon elle y parvint néanmoins, au prix de deux derniers maris
malheureux.
Cependant
cela ne constitua qu’un maigre pécule qu’elle eut vite fait de
dépenser.
C’est
alors qu’à l’aube de la Première Guerre Mondiale, elle se
retrouva appauvrie. Elle vécut ainsi jusqu’à aujourd’hui en
tant que squatteuse.
Heureusement,
le XXIème siècle s’avérait être très sûr pour une raison
simple : le vampirisme était à la mode. Il était alors
facile, dans les grandes villes, de passer inaperçue, dans les clubs
pseudo-vampiriques, dans les meetings spookies (à tort qualifiés de
gothiques, ce qui est absurde quand on sait que gothique désigne les
représentants de la Batcave des années 80…), etc. Merci Marilyn
Manson et son faux œil de verre, merci à Robert Pattinson et à
Anton Lavey !
Pensant à
ses malheureux époux, Elvira songea qu’elle n’aurait pas dû
être seule à vingt-deux ans. A l’époque les jeunes filles se
mariaient très tôt, vers seize ans. Son cas était exceptionnel.
Elvira était
née dans un milieu modeste. Son père cumulait un métier de
cordonnier avec celui de marchand. Il mourut à trente-huit ans, soit
trois ans après la métamorphose d’Elvira. Sans doute Elvira
aurait-elle hérité de cette ténacité.
Lénaïc Le
Guennec avait été marié à dix-sept ans à une anglaise, Elisabeth
Lacan, alors âgée de quinze ans. Elvira naquît un an plus tard.
Elle avait
cinq ans lorsque sa mère mourut des suites d’une maladie alors
inconnue. Encore aujourd’hui, Elvira ne savait déterminer quel
était ce mal. On ne lui avait donné aucun détail. Son père
l’avait juste prise dans ses bras – il pleurait – et lui avait
simplement dit que sa maman avait rejoint le Seigneur. Ce sur quoi
elle avait innocemment demandé le nom de ce seigneur, affirmant
qu’elle irait le voir pour lui demander de lui rendre sa mère.
Elvira ne
ressemblait pas à son père. Lui était trapu, les cheveux d’un
blond cendré, une peau tannée par le soleil, comme teinte de
caramel.
Elle avait
toujours été fine, élancée, les cheveux bruns, très foncés. Ses
yeux n’avaient pas alors cette couleur de givre, mais étaient d’un
vert d’eau très intense. De même, elle avait toujours été très
pâle. Elisabeth, née à Weymouth, dans le Dorset, était elle aussi
élancée, et avait les cheveux châtain dorés, les yeux couleur
acajou, dans lesquels brillaient des reflets mordorés.
Cette
dissemblance ne la gênait pas. Mais souvent au village les enfants
prétendaient qu’elle était une bâtarde. Ce n’était pas le
cas, bien sûr, mais la génétique était alors inconnue du grand
public, et personne ne songea qu’elle ressemblait tout simplement à
ses aïeux.
Elle chassa
d’un geste impatient l’image de ses parents, qui traversait son
esprit à l’instar de la musique.
Elle ne
voulait plus penser à cette époque.
Nathanaël
avait placé là un morceau magnifique. Du metal orchestral. Un
groupe de violoncellistes virtuoses, assistés d’Adam Gontier.
L’esprit
d’Elvira oscillait entre les notes, les mots et les visages radieux
de ses parents. Un passé si lointain – I
don’t care – oublié – I
don’t care – oui, elle s’en moquait.
La chanson
disait cela, "peu m’importe si tu es mort ou vif, je m’en
fous"." Sur mon chemin il y avait toi".
"Tu
essaie de me briser, tu veux me briser, morceau par morceau".
C’était
comme si ces mots-là avaient été ceux de Nathanaël.
Le cri d’une
âme blessée.
« I
don’t care, at all ».
Elle se
leva, et fureta rapidement dans la pièce. C’en était assez !
Tout… C’était trop. Elvira en avait assez d’être victime de
son passé, tourmentée par ses souvenirs.
Ne trouvant
rien qui puisse mettre fin à ces tourmentes, elle se dit qu’un peu
d’alcool l’aiderai néanmoins à faire taire ces images d’un
bonheur qui ne lui appartenait plus, d’une haine qui lui serai
vouée pour l’éternité, des âmes tuées pour assouvir ses désirs
et sa faim.
Elle prit un
verre tâché de tartre et y versa un peu de Bourbon.
Les quatre
violoncellistes s’acharnaient toujours sur leurs instruments, un
autre morceau cette fois-ci, Beyond Time.
Pas de mots,
seulement l’expression harmonique des tourments dans son esprit.
Une
précision effarante. Une émotion indicible.
Les mains
crispées sur le rebord de l’évier, elle exultait. Elle avala un
peu du liquide brûlant. Regardant avec rage le fond du verre. Le
ridicule fond de cet alcool qu’elle ne sentait pas.
Hurlant de
colère, de rage, de désespoir, elle lança le verre, avec une
rapidité et une force incroyable. Ce dernier explosa sur le mur près
de la porte d’entrée, dans un bruit tintant, comme une décharge.
Les débris tombaient au sol telle une pluie de cristal.
Elvira se
senti tomber. Ne cessant de fixer les débris de verre, elle se
retrouva sur les genoux. Le reste de son corps suivit ce mouvement,
et elle finit recroquevillée, la tête entre ses bras.
Ce soir…
Elle partirait ce soir.
Elle se
releva avec légèreté. Quinze heures vingt. Le temps semblait
passer si lentement…
Elle
entreprit de lire un livre totalement inintéressant. Un roman à
l’eau de rose. Cela se lirait vite, et lui permettrait de
s’occuper.
La colère
dissipée laissa place de nouveau à l’apathie. A l’indifférence.
Cela valait-il mieux pourtant ?
Après un
Summoning of the Muse de Dead Can Dance, un Tearjerker de Korn, un
Wish You Were Here du Floyd et un The Widow de The Mars Volta qu’elle
n’avait pas entendus, arriva Chopin.
Elvira en
avait oublié la musique, et elle tressaillit aux premières notes de
la Nocturne pour violon et piano.
Ce grand
compositeur qu’elle aimait tant la bouleversait. Du moins autant
qu’elle pouvait l’être.
Elle
avait rencontré Chopin, en 1837. Il avait alors une liaison avec
l'écrivaine Georges Sand et vivait donc à Paris depuis déjà six
ans. Il était ce soir là en représentation à l'Opéra de Paris,
où il avait joué ses dernières compositions - des nocturnes ainsi
que des ballades et sa Marche Funèbre.
Elvira se tenait alors dans le public, et avait été tant émue par
sa musique qu'elle ne put résister à l'envie de lui faire part de
son admiration. Il en avait été ravi, et pendant de longues heures
ils discutèrent ensemble, attablés dans un petit bistrot parisien
où d'ordinaire se réunnissaient nombre d'écrivains et de
philosophes. Cette soirée comptait parmi ses meilleurs souvenirs, et
ils étaient rares.
Elle posa
son livre et s’allongea sur le sol, les yeux fermés, se laissant
envelopper tout entière. Si elle avait pu ressentir ne serai-ce que
l’ébauche d’un sentiment de bonheur, ç'aurait été en écoutant
Chopin.
Ces
émotions, qui lui faisaient tant défaut, elle les retrouvait dans
la musique.
La musique,
présente dès les premiers sursauts de l’Univers. Domptée par
l’homme.
La plus
belle chose que l’humain ait créée fut la musique, cet assemblage
subtil de notes. Disposées ensemble comme un rire, une crainte, une
mélancolie… Il n’y a pas de mots pour la décrire. Peut-être ne
le faut-il pas. Laisser à la musique tout son mystère, son
caractère éthéré.
La musique
comme représentation de l’âme humaine… Humaine ? Pas
seulement. L’âme de chaque être en ce monde, et peut-être même
dans tous les autres s’ils existent.
Plus rien,
en cet instant, n’avait la moindre importance. Plus rien
n’existait, pas même Elvira, en dehors des mélodies radieuses.
Elle finit même par oublier ce qu’elle était. Quand il y a la
musique, le reste s’efface et ne devient qu’un faible murmure,
inaudible. Le temps lui-même n’était plus rien.
Lorsque le
bruit ambiant, si faible, reparu, son après son, il était plus de
cinq heures. La musique une fois éteinte laisse derrière elle un
calme pesant. Comme si chaque note avait nourrit l’âme et le corps
tout entier. On a soudain l’impression d’être emplis d’un
bien-être inégalable, l’impression d’avoir pris en soit tous
les secrets de l’univers. Puis comme un vide, avant de retourner
vers la réalité.
La
conscience revenait peu à peu vers Elvira. Elle ouvrit les yeux,
resta là un moment puis se releva. Ce fut comme si elle redécouvrait
tout pour la première fois.
Il faisait
sombre.
A cette
époque de l’année la nuit tombait rapidement. C’était déjà
le crépuscule.
Une fois
rassemblés tous ses esprits, Elvira commença de rassembler ses
affaires. Ses livres étaient déjà presque tous emballés, il ne
lui restait plus qu’à emballer ses disques et à re-remplir sa
valise.
Ce faisant,
elle repensa au renseignement que lui avait apporté William.
Concessionnaire, vers l’ouest, ok. Elle irait une fois sa tâche
accomplie. Ce qui fut fait dans la demi-heure. Le ciel dehors n’était
plus qu’un rideau sombre tuméfié par les derniers rayons du
soleil, que l’on ne distinguait plus lui-même. Seuls subsistaient
quelques pâles reflets violacés sur la ligne de l’horizon. Les
animaux nocturnes sortaient lentement de leur torpeur. On entendait
des étourneaux piailler par nuées.
Elvira se
rendit en ville, une dernière fois, puis se dirigea vers la sortie
ouest. Le concessionnaire était bien là. L’enseigne jaune canari
était estampillée « Renault – Occasions ». Par
chance, il y avait là de quoi satisfaire tous les désirs. Le choix
d’Elvira se porta sur un espace gris anthracite, assez grand pour
qu’il puisse contenir toutes ses affaires. S’agissant d’une
occasion, le prix restait abordable, mais les économies de la
vieille dame et celles d’Alex furent bien entamées.
Ne sachant
combien de temps allait durer son errance, elle prit soin de choisir
le modèle aux vitres teintées. Ainsi elle serait à l‘abris du
soleil, si d’aventure elle devait voyager de jour. Cet égard se
ressentait dans le prix. Il resterait néanmoins assez d’argent
pour permettre à Elvira de subsister quelques temps.
Une fois la
voiture garée devant la maison, ses affaires bien empilées à
l’intérieur du coffre, Elvira n’eut plus qu’à partir.
Il lui
fallait trouver Zhoran. Là était son but premier. Enfin… son
premier but était de trouver ni plus ni moins qu’un mythe.
Yggdrasil, l’arbre originel de la mythologie scandinave, portant le
monde sur ses branches. On l’appelle d’ailleurs l’arbre-monde.
Il soutient trois catégories de mondes : Asgard – la
« maison » des dieux Ases ; Vanaheim, la maison des
divinités Vanes ; et Lightalfheim, le monde des elfes de
lumière, ou Alfes ; au premier niveau. Au second niveau étaient
Midgard, le monde des humains, relié à Asgard par le pont
arc-en-ciel Bifrost ; Jörtunheim, le monde des géants de
givre ; et Svartaflheim, le monde des elfes noirs. Enfin, au
troisième niveau, sous les racines d’Yggdrasil, se trouvaient
Muspellheim, le monde des géants de feu ; Helheim, le monde des
morts gardé par la déesse Hel et Garm le chien aux quatre yeux ;
et pour finir Niflheim, le monde de la glace et des brumes.
Dans
Niflheim vivait Niddhöggr, dragon, ou serpent selon les sources, qui
dévore chaque jour les racines d’Yggdrasil, chaque jour soignées
par les trois Nornes – Urda voyant le passé, Verdandi voyant le
présent et Skuld voyant le futur – avec l’eau sacrée du puits
d’Urda mélangée à de la boue. Il est dit qu’un jour Niddhöggr
parviendra à se défaire de ses liens, détruisant ensuite
l’arbre-monde.
Un
équivalent mythologique de ce que les scientifiques appellent « Big
Crunch », en somme. Un retour au néant. Ragnarok.
C’était
donc dans ce frêne, ou peut-être dans un frêne lui servant de
symbole, qu’Elvira trouverait Zhoran. Mais comme tout élément
d’un mythe, il n’allait pas se laisser trouver si facilement.
Cependant,
du temps pour chercher, Elvira en disposait à loisir. Debout à côté
de la voiture, côté conducteur, Elvira posa un dernier regard sur
ce dernier refuge.
Il faisait
nuit, et bien que la scène fusse plongée dans une dense obscurité,
elle parvenait à en imprimer chaque détail. Elle s’en
souviendrait. Plus tard, elle saurait retrouver le chemin.
Prenant
place derrière le volant, elle claqua la portière, vitre à
demi-descendue.
Contact.
Démarrage. Avancer. Vers où ? Elle ne le savait pas encore.
Elle trouverait en allant vers le nord-est. Vers les mythes…
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