Chapitre
VI – Né d’une morte
Voir partir
Elvira me fit comme un pincement au cœur… Enfin, façon de parler.
Keagan a pointé un fait intéressant. Je ressentais en effet comme
une certaine affection pour elle. Peut-être de l’amour. Mais que
savais-je de l’amour en fait ?
Je ne me
souviens pas avoir aimé qui que ce fut. De mon vivant, j’ai été
un séducteur invétéré. Non, je ne connaissais pas vraiment
l’amour. Le sentiment, je veux dire ; pour l’acte c’est
autre chose ! J’aurais pu le connaitre. J’aurais voulu le
connaitre, mais Elvira ne m’en a pas laissé le temps. Ou plutôt,
elle m’a laissé du temps, mais du temps pour haïr, déchirer,
détruire… Aimer, je ne crois pas en être capable.
Comment
pourrais-je savoir si je peux aimer, alors même que de ce sentiment
je ne connais point la saveur ? Comment reconnaitre le gout d’un
fruit que l’on n’a jamais gouté ?
Elvira m’a
ôté cette connaissance-là, et pourtant, je n’ai pas le désir de
la détruire. Peut-être que c’est seulement parce que comme moi,
elle est un vampire… C’est elle qui m’a créé, après tout. Ou
tout du moins, qui m’a refaçonné, ôtant l’être humain, créant
le monstre.
Avant, je
n’étais certes pas un modèle extrême de vertu, mais je croyais
néanmoins à des valeurs chrétiennes que l’on m’avait enseigné.
J’avais pour seul pêcher le plaisir de la chair. Elvira l’a bien
compris. Elle m’a séduit, mis entre ses draps et mordu dans un
sursaut d’extase. Un peu comme avec son dernier coup. Dans la
passion, Elvira ne se contrôle plus, je le sais à présent.
J’ai été
tellement surpris que je n’ai rien pu faire… j’étais comme
paralysé. Non de frayeur, mais de stupéfaction. De fascination,
même.
Un peu
cliché, non ? Le pauvre humain fasciné par l’éthérique
succube… Quoi qu’il en soit c’est l’état dans lequel je me
trouvais.
Elle avait
du sang au coin de ses lèvres. Elle avait paru aussi surprise que
moi, posant sa main sur ma joue, ses doigts sur mes lèvres… ses
yeux bleus insondables…
Je n’ai
pas non plus bougé lorsqu’elle me fit boire son sang. Trois ou
quatre gouttes seulement.
A l’époque,
je ne savais rien des vampires. Bram Stoker n’écrivit son roman
que quelques années plus tard, et l’ayant lu, me suis rendu compte
à quel point il était erroné! Je ne me doutais pas de ce qu’elle
était, ni de ce qu’elle faisait. J’avais juste comme le
sentiment lointain que ce n’était pas normal. Que mon destin se
scellait à cet instant, mais sans savoir ce que cela impliquait.
J’étais
perdu dans mes réflexions, lorsqu’une douleur fulgurante me
surpris. Je convulsais de douleur, et tout devint noir autours de
moi. Elvira me susurrait à l’oreille que tout irait bien… elle
ne cessait de répéter « chhh, tout ira bien, tout ira bien,
chhh ». Je l’entendais à peine, la douleur criait plus fort
qu’elle. La douleur se fit sourde, ensuite, mais elle restait
présente, jusqu’à un certain moment où elle se tut, mais dans
mon inconscience je ne le sentais pas.
Je
m’éveillais après cette nuit de cauchemar, encore engourdi. Je
tentais de me lever, sans grand résultat.
Un fin rayon
de soleil filtrait entre les deux pans de mes rideaux fermés. Je
voulus les tirer. Erreur. Au contact de la lumière, ma main se mit à
bouillir, au sens propre du terme. Cette douleur supplémentaire me
fit tomber à terre.
Une fois la
douleur apaisée, je pris le temps de m’assoir dans l’ombre pour
réfléchir. Ce fut à ce moment que je vis le billet posé sur mon
chevet.
« Plus
tard, c’est toi qui partira. E. »
Je n’en
compris pas un mot. Je décidais toutefois de le conserver, un jour
peut-être, m’étais-je dit, j’en comprendrais la signification.
Et en effet,
bien plus tard, je compris.
Je ne sais
pas trop à quel moment je me suis rendu compte de ce que j’étais
devenu. Peut-être au moment où le soleil me brûla, peut-être au
moment où je me rendis compte que je n’avais plus ni faim ni soif
au bout de deux journées d’isolement, ou bien au moment où j’ai
bu le sang de ma première victime, la nuit du second jour.
Comment
c’est arrivé ? C’est simple. Je m’étais décidé à
sortir, la nuit tombée. Je m’étais dit qu’un peu de…
compagnie me serait bénéfique. Je trouvais à cette fin une jolie
demoiselle bien en chair. Un peu trop en chair, pour son plus grand
malheur. Car la soif du sang eut raison du reste.
Je n’étais
pas très fier de ce premier coup de dents, ni de ceux qui suivirent,
mais je finis par comprendre qui j’étais. Ce que j’étais.
Quinze
années passèrent sans que mon visage ne changeât. Une nuit je me
baladais dans un quartier mal famé, pour une fois ne craignant pas
pour ma vie ni pour ma bourse.
Je longeais
la rue fangeuse, assiégée qu’elle était par des âmes en
décrépitude. L’un d’entre eux s’écria :
« Il
n’y a qu’un seul destin, celui que Dieu nous a tracé ! »
Dieu, dans
sa grande mansuétude, a-t-il donc désiré me voir rallier l’armée
de Satan ? Il a donc désiré que mon âme soit perdue à jamais
dans les limbes ? Il a donc voulu me voir vivre une éternité
de débauche et de vices ? Il a donc souhaité que ce jour,
malgré ma vie qui fut honnête et dévote, je fus relégué au rang
de démon ? Il a donc souhaité que pour moi les jours ne se
lèvent plus ?
Alors dans
ce cas, honni soit ce dieu qui décide de briser. Honni soit ce dieu,
qui dans sa grande miséricorde, puni les justes et récompense les
hypocrites !
Si Dieu a
tracé mon destin, il devait avoir une dent contre moi, à n’en
point douter ! Pourquoi m’aurait-il conduit en enfer, sinon ?
Peut-être préfère-t-il ces salauds qui vont à l’église le
dimanche pour saluer sa grandeur, après une semaine de pêchers ;
et qui vont ensuite baiser les plus faibles ?!
Oh, non, ce
dieu n’est pas le mien. Il ne l’est plus. Je n’ai pas de dieu,
je n’ai qu’Elvira, que je hais autant que je l’aime.
Je ne sais
pas trop pourquoi, mais elle est un point clé de mon existence. Elle
a raflé ma vie ce jour-là. Peut-être ai-je appris à l’aimer. A
la désirer. Ou peut-être cet état était-il latent, présent en
moi dès l’instant où j’ai vu ses yeux… Je ne saurais le dire,
mais le fait est là.
Dans les
premiers instants de cette non-mort absurde, j’ai ardemment
souhaité la faire souffrir, la mettre en lambeaux, tant dans son âme
que dans son corps. Elle était déjà loin cependant. En attendant,
je devais me faire à ma « nouvelle vie ».
Comme je
l’ai déjà dit, ma première fois en tant que buveur de sang ne
fut pas chose aisée. La seconde, en revanche, fut déjà plus
jouissive. J’avais compris que c’était là ma fatalité, je
devais tuer pour garder un semblant de vie.
Affreux,
dans l’esprit de n’importe qui, mais après tout, juge-t-on un
tigre qui tue et avale sa proie en moins de temps qu’il n’en faut
pour le dire ? Certes non.
En
définitive, j’étais un prédateur, j’ai fini par m’y faire.
Dire que je n’ai pas de conscience, c’est un peu trop. Seulement,
pour quelqu’un comme moi, c’est l’instinct qui prime. Ou je
tue, ou je meurs. Or j’étais encore dans l’illusion que j’étais
« trop jeune pour mourir ».
Aujourd’hui
l’instinct est devenu habitude, sans que j’y puisse faire
grand-chose.
Aujourd’hui
il m’apparait clairement que j’ai vécu déjà trop longtemps. En
plus de cent ans d’existence, ce bon vieux Nathanaël Witmore a
déjà vu beaucoup de choses… Bien assez.
J’ai revu
Elvira souvent. Bien que ma haine soit encore vive, j’ai appris à
la comprendre. J’ai fini par comprendre – d’après mes propres
états d’âme -, ce qu’elle vivait chaque jour.
Elle m’a
demandé pardon, la première fois que je l’ai revue. C’était en
1927. Derrière les vingt-cinq ans que présentait mon visage,
j’achevais mes soixante-dix-neuf ans.
Elle
m’apparut comme un souvenir familier. Assise au comptoir d’un
poussiéreux bar d’entre-deux guerres, buvant un verre de Bourbon.
(J’en reconnaîtrais l’odeur parmi cent alcools). Dans l’instant
je me suis dit : « Ce doit être un sentiment
universel chez les vampires que de se donner une illusion de chaleur
dans un verre d’alcool. » C’est à ce moment qu’elle se
tourna vers moi, nullement surprise.
M’asseyant
près d’elle, je commandais un cognac.
« Je
savais qu’on se reverrait, m’avait-elle dit.
-Avec
l’éternité devant nous, le contraire eut été surprenant.
Pour ne pas
dire impossible.
-En effet.
-Je te hais
pour ce que tu as fait de moi.
-Je sais
-Comment
peux-tu savoir…
-Disons que
j’ai eu moi aussi quelqu’un à haïr…
-Je n’en
doute pas, avais-je répondu en riant. J’ai cru lire de
l’étonnement sur son visage.
-Je… suis
tellement navrée, je…, bredouillait-elle.
-Tu…Tu vas
juste te taire. Je suis certain que tu sais précisément ce que
j’endure, mais cela n’excuse rien. Bien au contraire.
-Je le sais.
-Tu sais décidément beaucoup de choses, on dirait. »
Nous nous
tûmes alors, chacun les yeux plongés dans son verre. Puis je jetais
un œil vers son visage. Il me parut tellement froid, distant…triste.
Il est possible que cette image ait éveillé en moi un désir que
j’avais presque oublié… Tout du moins enfouis dans mon esprit
blessé. Je bu mon cognac d’un trait, régla la note pour nous deux
et l’attrapait sans ménagement par le poignet. Je la tirais comme
ça jusque dans la rue.
« Où
vis-tu ? Lui avais-je demandé sans stopper notre marche.
-Dans une
maison inoccupée, à l’extérieur de la ville, répondit-elle.
-Conduis-moi. »
Elle me
conduisit donc chez elle, au Nord de Passau (en Allemagne), et
c’était plus une bicoque dévastée qu’une maison à proprement
parler. Je me souviens que de la fenêtre à l’encadrement rongé
par les mites, au loin nous pouvions voir le Danube, argenté sous la
lune. Les yeux d’Elvira brillaient du même éclat froid, sinistre,
et pourtant si beau.
Je pris
possession de son corps, à défaut de son âme, comme je le faisais
parait-il si bien du temps où je courais la bonne chair. Après
cela, je sus que je ne donnerais plus qu’à elle. Ce constat ne me
réjouissait guère, mais je venais de découvrir que je pouvais…
l’aimer. D’une certaine façon.
Puis je
voulu la détruire. Ou du moins la blesser avec autant de haine que
possible.
Elle était
là, près de moi, les yeux perdus dans le vague. A quoi
réfléchissait-elle ?
Pfff… A
quoi me servirait-il de le savoir ?
Je me levais
et me rhabillais. Je sentis un morceau de papier froissé dans la
poche de mon pantalon.
Je lui
lançais sans introduction :
« Tu
avais raison. Aujourd’hui c’est moi qui pars. »
Et je m’en
fus dans l’aube naissante, sans me retourner. Enfin presque. Je
pris tout de même le temps d’écouter sa peine.
Son âme
hurlait si fort que je pu l’entendre sans difficulté. Je sus alors
que je ne pourrais la faire souffrir plus que cela.
J’avais
compris que sa plus grande souffrance ne venait, - et ne viendrait
jamais – de moi. Cela dit j’étais satisfait d’y ajouter cette
peine-là. Ce n’est pas parce que le cœur d’un vampire ne bat
pas qu’il ne peut pas se briser. J’en jouais à mon avantage.
Depuis ce
jour, nous nous croisâmes assez souvent, et à chaque fois je
reproduisais le même schéma. Comme avant-hier. Je pense malgré
tout que nous y avons trouvé un semblant de sérénité. Pour une
nuit nous partageons notre fardeau. Chacun à sa manière, mais le
résultat est le même je lui offre un peu de compagnie, mais bien
vite, j’ajoute à ce présent ma haine inassouvie.
Pourtant, je
ne suis pas sûr qu’elle m’en veuille pour ça. Elle s’est sans
doute résignée, comme si cette issue était immuable.
Pas tout à
fait, en fin de compte. Aujourd’hui je ne reste plus pour voir mon
« œuvre », mais seulement pour me rassurer, la voir
encore un peu… La protéger peut être.
Je souris à
cette idée. J’ai tué un homme pour elle. Ou peut-être l’ai-je
fait seulement pour me garder le privilège de la tuer moi-même.
Peu importe.
L’important,
maintenant, c’est qu’il me faille la suivre, la surveiller. Pour
quelle raison… Cela est encore un peu embrouillé pour moi. Mais
j’ai bien saisi qu’il en allait de l’avenir du monde. Tout ça
me dépasse, mais Keagan avait l'air sérieux, s'il dit vrai -et je
pense que c'est le cas, pour quelle raison mentirait-il? - alors je
dois faire ce qu'il me demande.
Ce que je
sais c’est que j’ai déjà attendu trop longtemps.
L’issue à
mon histoire, à son histoire aussi, est sans doute proche.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire