vendredi 3 mai 2013

Metamorphose - Chapitre 5 - Entendre, Ecouter, Partir

Chapitre V – Entendre, écouter, partir

Elvira s’éveilla, vers quinze heures, incapable de dormir plus longtemps, avec toujours cette impression d’être suivie, observée.
Elle était seule. Cela ne l’étonna pas, William avait dû rentrer chez lui après avoir recouvré ses esprits.
Ne sachant trop que faire - il faisait grand jour au-dehors - posant ses yeux sur son vieux poste, elle entreprit d’écouter de la musique.
Elle chercha sa boite à CD. Elle trouva une compilation sur laquelle était inscrit « Moment de Grâce » d’une belle écriture au feutre noir, ainsi que la date, 2007.
Elle introduisit le disque dans la machine. Le premier morceau - Metamorphosis Two, de Philip Glass - lui rappela l’auteur de cette compil. Nathanaël, évidemment.
Celui-ci partageait son gout pour la musique, classique ou moderne.
Elvira ferma les yeux pour s’imprégner des notes, pour laisser la musique la bercer, la pourfendre, même. La musique était pour elle une délivrance. Jamais elle n’aurait pu s’en passer.
Elvira pouvait bien se vanter de son éclectisme. Elle n’aimait certes pas tout, mais c’est le cas pour tout le monde, non ? Seulement, à la différence de tout-le-monde, Elvira avait l’oreille absolue. Elle l’avait déjà à sa naissance - elle l'avait appris après avoir fais la connaissance d'un groupe de saltimbanque de passage à Fougères lorsqu'elle avait douze ans, il ne lui avait fallut que quelques minutes pour maitriser le luth d'un des artistes, reproduisant avec exactitude les notes qu'elle avait entendu. C'est en devenant vampire qu'elle a accru ce don et appris à s’en servir.
En presque huit siècles, elle avait appris le violon, le piano, le violoncelle, la flûte, le clavecin, et plus récemment la guitare, la basse, et le synthétiseur. Une vraie vampire-orchestre ! Si elle l’avait souhaité, elle aurait pu apprendre tous les instruments existants, elle en avait le temps et les capacités, non l’envie.

Depuis toujours la musique prenait une place importante. Dans sa vie d’humaine, Elvira n’avait pu profiter d’aucun enseignement musical, son père étant trop pauvre pour le lui offrir.
Alors, très vite, après sa transformation, Elvira entreprit d’étudier la musique. Dès lors cette connaissance lui permit d’intégrer la « haute société ». Elle savait que cela lui faciliterais l’existence, du moins sur le plan financier. Cela lui permit en outre de se fondre dans la masse sans attirer les questions trop indiscrètes. On l’avait toujours prise pour une artiste originale.
Ce statut lui valut le privilège d’avoir pu côtoyer la plupart des souverains européens entre le XIVème et le XVIIème siècle. Bien sûr, pour ne pas éveiller les soupçons, elle ne restait à une cour que dix ou quinze ans avant d’aller ailleurs.
Pour survivre elle avait dû pendant cette période vivre comme les autres femmes. Elle s’était mariée en tout et pour tout pas moins de dix-sept fois.
Evidemment, cela créait un risque d’être percée à jour. Ses dix-sept maris comptaient pour ses seuls repas humains – sans compter son dernier mari mort pendant la Révolution française et Alex. Elle finissait veuve à chaque fois. A chaque fois elle jouait la pauvre éplorée, et prétextait un désir de partir loin de l’être aimé… Et elle recommençait ailleurs.
Au bout du compte, cela lui avait rapporté une fabuleuse petite fortune. Elle put alors vivre sereinement pendant un siècle, jusqu’à ce que la Révolution française ne la dépouille de ses biens.
Dès lors elle avait eu du mal à réunir à nouveau cette fortune. Sous Napoléon elle y parvint néanmoins, au prix de deux derniers maris malheureux.
Cependant cela ne constitua qu’un maigre pécule qu’elle eut vite fait de dépenser.
C’est alors qu’à l’aube de la Première Guerre Mondiale, elle se retrouva appauvrie. Elle vécut ainsi jusqu’à aujourd’hui en tant que squatteuse.
Heureusement, le XXIème siècle s’avérait être très sûr pour une raison simple : le vampirisme était à la mode. Il était alors facile, dans les grandes villes, de passer inaperçue, dans les clubs pseudo-vampiriques, dans les meetings spookies (à tort qualifiés de gothiques, ce qui est absurde quand on sait que gothique désigne les représentants de la Batcave des années 80…), etc. Merci Marilyn Manson et son faux œil de verre, merci à Robert Pattinson et à Anton Lavey !

Pensant à ses malheureux époux, Elvira songea qu’elle n’aurait pas dû être seule à vingt-deux ans. A l’époque les jeunes filles se mariaient très tôt, vers seize ans. Son cas était exceptionnel.
Elvira était née dans un milieu modeste. Son père cumulait un métier de cordonnier avec celui de marchand. Il mourut à trente-huit ans, soit trois ans après la métamorphose d’Elvira. Sans doute Elvira aurait-elle hérité de cette ténacité.
Lénaïc Le Guennec avait été marié à dix-sept ans à une anglaise, Elisabeth Lacan, alors âgée de quinze ans. Elvira naquît un an plus tard.
Elle avait cinq ans lorsque sa mère mourut des suites d’une maladie alors inconnue. Encore aujourd’hui, Elvira ne savait déterminer quel était ce mal. On ne lui avait donné aucun détail. Son père l’avait juste prise dans ses bras – il pleurait – et lui avait simplement dit que sa maman avait rejoint le Seigneur. Ce sur quoi elle avait innocemment demandé le nom de ce seigneur, affirmant qu’elle irait le voir pour lui demander de lui rendre sa mère.
Elvira ne ressemblait pas à son père. Lui était trapu, les cheveux d’un blond cendré, une peau tannée par le soleil, comme teinte de caramel.
Elle avait toujours été fine, élancée, les cheveux bruns, très foncés. Ses yeux n’avaient pas alors cette couleur de givre, mais étaient d’un vert d’eau très intense. De même, elle avait toujours été très pâle. Elisabeth, née à Weymouth, dans le Dorset, était elle aussi élancée, et avait les cheveux châtain dorés, les yeux couleur acajou, dans lesquels brillaient des reflets mordorés.
Cette dissemblance ne la gênait pas. Mais souvent au village les enfants prétendaient qu’elle était une bâtarde. Ce n’était pas le cas, bien sûr, mais la génétique était alors inconnue du grand public, et personne ne songea qu’elle ressemblait tout simplement à ses aïeux.
Elle chassa d’un geste impatient l’image de ses parents, qui traversait son esprit à l’instar de la musique.
Elle ne voulait plus penser à cette époque.
Nathanaël avait placé là un morceau magnifique. Du metal orchestral. Un groupe de violoncellistes virtuoses, assistés d’Adam Gontier.
L’esprit d’Elvira oscillait entre les notes, les mots et les visages radieux de ses parents. Un passé si lointain – I don’t care – oublié – I don’t care – oui, elle s’en moquait.
La chanson disait cela, "peu m’importe si tu es mort ou vif, je m’en fous"." Sur mon chemin il y avait toi".
"Tu essaie de me briser, tu veux me briser, morceau par morceau".
C’était comme si ces mots-là avaient été ceux de Nathanaël.
Le cri d’une âme blessée.
« I don’t care, at all ».

Elle se leva, et fureta rapidement dans la pièce. C’en était assez ! Tout… C’était trop. Elvira en avait assez d’être victime de son passé, tourmentée par ses souvenirs.
Ne trouvant rien qui puisse mettre fin à ces tourmentes, elle se dit qu’un peu d’alcool l’aiderai néanmoins à faire taire ces images d’un bonheur qui ne lui appartenait plus, d’une haine qui lui serai vouée pour l’éternité, des âmes tuées pour assouvir ses désirs et sa faim.
Elle prit un verre tâché de tartre et y versa un peu de Bourbon.
Les quatre violoncellistes s’acharnaient toujours sur leurs instruments, un autre morceau cette fois-ci, Beyond Time.
Pas de mots, seulement l’expression harmonique des tourments dans son esprit.
Une précision effarante. Une émotion indicible.
Les mains crispées sur le rebord de l’évier, elle exultait. Elle avala un peu du liquide brûlant. Regardant avec rage le fond du verre. Le ridicule fond de cet alcool qu’elle ne sentait pas.
Hurlant de colère, de rage, de désespoir, elle lança le verre, avec une rapidité et une force incroyable. Ce dernier explosa sur le mur près de la porte d’entrée, dans un bruit tintant, comme une décharge. Les débris tombaient au sol telle une pluie de cristal.
Elvira se senti tomber. Ne cessant de fixer les débris de verre, elle se retrouva sur les genoux. Le reste de son corps suivit ce mouvement, et elle finit recroquevillée, la tête entre ses bras.

Ce soir… Elle partirait ce soir.
Elle se releva avec légèreté. Quinze heures vingt. Le temps semblait passer si lentement…
Elle entreprit de lire un livre totalement inintéressant. Un roman à l’eau de rose. Cela se lirait vite, et lui permettrait de s’occuper.
La colère dissipée laissa place de nouveau à l’apathie. A l’indifférence. Cela valait-il mieux pourtant ?
Après un Summoning of the Muse de Dead Can Dance, un Tearjerker de Korn, un Wish You Were Here du Floyd et un The Widow de The Mars Volta qu’elle n’avait pas entendus, arriva Chopin.
Elvira en avait oublié la musique, et elle tressaillit aux premières notes de la Nocturne pour violon et piano.
Ce grand compositeur qu’elle aimait tant la bouleversait. Du moins autant qu’elle pouvait l’être.
Elle avait rencontré Chopin, en 1837. Il avait alors une liaison avec l'écrivaine Georges Sand et vivait donc à Paris depuis déjà six ans. Il était ce soir là en représentation à l'Opéra de Paris, où il avait joué ses dernières compositions - des nocturnes ainsi que des ballades et sa Marche Funèbre. Elvira se tenait alors dans le public, et avait été tant émue par sa musique qu'elle ne put résister à l'envie de lui faire part de son admiration. Il en avait été ravi, et pendant de longues heures ils discutèrent ensemble, attablés dans un petit bistrot parisien où d'ordinaire se réunnissaient nombre d'écrivains et de philosophes. Cette soirée comptait parmi ses meilleurs souvenirs, et ils étaient rares.

Elle posa son livre et s’allongea sur le sol, les yeux fermés, se laissant envelopper tout entière. Si elle avait pu ressentir ne serai-ce que l’ébauche d’un sentiment de bonheur, ç'aurait été en écoutant Chopin.
Ces émotions, qui lui faisaient tant défaut, elle les retrouvait dans la musique.
La musique, présente dès les premiers sursauts de l’Univers. Domptée par l’homme.
La plus belle chose que l’humain ait créée fut la musique, cet assemblage subtil de notes. Disposées ensemble comme un rire, une crainte, une mélancolie… Il n’y a pas de mots pour la décrire. Peut-être ne le faut-il pas. Laisser à la musique tout son mystère, son caractère éthéré.
La musique comme représentation de l’âme humaine… Humaine ? Pas seulement. L’âme de chaque être en ce monde, et peut-être même dans tous les autres s’ils existent.
Plus rien, en cet instant, n’avait la moindre importance. Plus rien n’existait, pas même Elvira, en dehors des mélodies radieuses. Elle finit même par oublier ce qu’elle était. Quand il y a la musique, le reste s’efface et ne devient qu’un faible murmure, inaudible. Le temps lui-même n’était plus rien.

Lorsque le bruit ambiant, si faible, reparu, son après son, il était plus de cinq heures. La musique une fois éteinte laisse derrière elle un calme pesant. Comme si chaque note avait nourrit l’âme et le corps tout entier. On a soudain l’impression d’être emplis d’un bien-être inégalable, l’impression d’avoir pris en soit tous les secrets de l’univers. Puis comme un vide, avant de retourner vers la réalité.
La conscience revenait peu à peu vers Elvira. Elle ouvrit les yeux, resta là un moment puis se releva. Ce fut comme si elle redécouvrait tout pour la première fois.
Il faisait sombre.
A cette époque de l’année la nuit tombait rapidement. C’était déjà le crépuscule.

Une fois rassemblés tous ses esprits, Elvira commença de rassembler ses affaires. Ses livres étaient déjà presque tous emballés, il ne lui restait plus qu’à emballer ses disques et à re-remplir sa valise.
Ce faisant, elle repensa au renseignement que lui avait apporté William. Concessionnaire, vers l’ouest, ok. Elle irait une fois sa tâche accomplie. Ce qui fut fait dans la demi-heure. Le ciel dehors n’était plus qu’un rideau sombre tuméfié par les derniers rayons du soleil, que l’on ne distinguait plus lui-même. Seuls subsistaient quelques pâles reflets violacés sur la ligne de l’horizon. Les animaux nocturnes sortaient lentement de leur torpeur. On entendait des étourneaux piailler par nuées.
Elvira se rendit en ville, une dernière fois, puis se dirigea vers la sortie ouest. Le concessionnaire était bien là. L’enseigne jaune canari était estampillée « Renault – Occasions ». Par chance, il y avait là de quoi satisfaire tous les désirs. Le choix d’Elvira se porta sur un espace gris anthracite, assez grand pour qu’il puisse contenir toutes ses affaires. S’agissant d’une occasion, le prix restait abordable, mais les économies de la vieille dame et celles d’Alex furent bien entamées.
Ne sachant combien de temps allait durer son errance, elle prit soin de choisir le modèle aux vitres teintées. Ainsi elle serait à l‘abris du soleil, si d’aventure elle devait voyager de jour. Cet égard se ressentait dans le prix. Il resterait néanmoins assez d’argent pour permettre à Elvira de subsister quelques temps.

Une fois la voiture garée devant la maison, ses affaires bien empilées à l’intérieur du coffre, Elvira n’eut plus qu’à partir.
Il lui fallait trouver Zhoran. Là était son but premier. Enfin… son premier but était de trouver ni plus ni moins qu’un mythe. Yggdrasil, l’arbre originel de la mythologie scandinave, portant le monde sur ses branches. On l’appelle d’ailleurs l’arbre-monde. Il soutient trois catégories de mondes : Asgard – la « maison » des dieux Ases ; Vanaheim, la maison des divinités Vanes ; et Lightalfheim, le monde des elfes de lumière, ou Alfes ; au premier niveau. Au second niveau étaient Midgard, le monde des humains, relié à Asgard par le pont arc-en-ciel Bifrost ; Jörtunheim, le monde des géants de givre ; et Svartaflheim, le monde des elfes noirs. Enfin, au troisième niveau, sous les racines d’Yggdrasil, se trouvaient Muspellheim, le monde des géants de feu ; Helheim, le monde des morts gardé par la déesse Hel et Garm le chien aux quatre yeux ; et pour finir Niflheim, le monde de la glace et des brumes.
Dans Niflheim vivait Niddhöggr, dragon, ou serpent selon les sources, qui dévore chaque jour les racines d’Yggdrasil, chaque jour soignées par les trois Nornes – Urda voyant le passé, Verdandi voyant le présent et Skuld voyant le futur – avec l’eau sacrée du puits d’Urda mélangée à de la boue. Il est dit qu’un jour Niddhöggr parviendra à se défaire de ses liens, détruisant ensuite l’arbre-monde.
Un équivalent mythologique de ce que les scientifiques appellent « Big Crunch », en somme. Un retour au néant. Ragnarok.

C’était donc dans ce frêne, ou peut-être dans un frêne lui servant de symbole, qu’Elvira trouverait Zhoran. Mais comme tout élément d’un mythe, il n’allait pas se laisser trouver si facilement.
Cependant, du temps pour chercher, Elvira en disposait à loisir. Debout à côté de la voiture, côté conducteur, Elvira posa un dernier regard sur ce dernier refuge.
Il faisait nuit, et bien que la scène fusse plongée dans une dense obscurité, elle parvenait à en imprimer chaque détail. Elle s’en souviendrait. Plus tard, elle saurait retrouver le chemin.
Prenant place derrière le volant, elle claqua la portière, vitre à demi-descendue.
Contact. Démarrage. Avancer. Vers où ? Elle ne le savait pas encore. Elle trouverait en allant vers le nord-est. Vers les mythes…

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