vendredi 3 mai 2013

Metamorphose - Chapitre 7 - Sur Les Traces d'Un Mythe

Chapitre VII- Sur les traces d’un mythe

Ce fut vers quatorze heures qu’Elvira parvint aux abords de Copenhague, première escale de son périple.
Assise derrière le volant, Elvira commençait à prendre l’ampleur de sa quête. Trouver un frêne, passe encore, mais un frêne mythologique, ça !
Enfin… Devrait-elle traverser toute la Scandinavie, elle finirait bien par tomber sur au moins l’ombre d’une piste, un seul indice infime qui la mettrait sur la voie… Au cours de sa longue vie, Elvira avait déjà été amenée à parcourir les rues de la capitale danoise, froide mais animée.
Comment oublier les rues si débordantes d’une vie qui l’avait laissé songeuse, désireuse de participer elle-même aux cœurs battants qui erraient çà et là.
Elle avait passé dans cette ville pas mal de temps avec Lüdwig Van der Maur, un vampire hollandais, de quelques deux-cents ans son aîné, qu'elle avait rencontré à Paris en 1789.
Il lui avait appris à survivre en épargnant le plus de vies humaines possible. Il lui avait expliqué que contrairement aux croyances populaires, la viande d’un animal n’était pas d’un intérêt moindre que celle d’un humain.
Bien qu’elle ne considérât pas Lüdwig comme un ami proche, Elvira n’en éprouvait pas moins à son endroit un respect des plus vifs. Il était pour elle ce qui ressemblait le plus à un mentor.
Elle se demanda s’il était encore au Danemark, ou s’il était retourné dans sa Hollande natale, qui à cette époque était rattachée au royaume des Francs. Ou peut-être avait-il suivit sa compagne jusqu’aux Etats-Unis.
Au souvenir du couple que formaient Lüdwig et Geillis, tellement hétéroclite, il se forma dans l’esprit d’Elvira un sentiment qui devait se rapprocher de l’envie. Ils étaient tellement épris l’un de l’autre… Geillis, une jeune écossaise, avait rencontré Lüdwig en 1967, près d’Oxford. La jeune femme, vivante à l’époque, était une militante féministe qui se battait pour la légalisation de l’avortement au Royaume-Uni. Ce fut Lüdwig qui la transforma, à sa demande, après qu’ils se soient rencontré lors d’un meeting qui au départ se voulait pacifique, et qui finit dans le sang. Geillis fut blessée à la jambe, et Lüdwig la prit sous son aile. Elle avait dix-neuf ans à l’époque. Tous deux tombèrent instantanément amoureux l’un de l’autre, Lüdwig lui avoua sa nature, et elle voulut faire partie de sa « vie » pour l’éternité… Ils se marièrent, et le soir même, Geillis était devenue vampire.
Elle aurait aimé qu’elle et Nathanaël soient animés d’une passion similaire. Elle ne pouvait pourtant pas lui en vouloir de la haïr autant, elle estimait le mériter, étant responsable de ce qu’il était à présent.

Les jointures de ses doigts émirent un craquement sinistre tandis qu’elle serrait le volant avec force ; et désespoir peut-être…
Elvira fut extirpée de ses pensées douloureuses par le bruit confus d’un klaxon et d’injures. Le feu était passé au vert.
Elle se dirigea vers le parking du « Black Diamond », la bibliothèque nationale de Copenhague, où elle attendit quelques heures que le jour décline.
La bibliothèque la plus importante de Scandinavie devait lui apporter quelques informations, elle l’espérait. Avec près de 4 600 000 livres et 6000 manuscrits consignés là, elle devait bien trouver son bonheur, dont le manuscrit qui l’aiderait à prendre connaissance de la mythologie scandinave : L’Edda, de Snori Sturluson. En fait elle ne trouverait pas le manuscrit original, conservé à la Bibliothèque de l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas ; mais la première grande édition publiée à Copenhague de 1848 à 1887, écrite par Jón Sigurdson et Finnur Jónsson.
Le « Black Diamond » - diamant noir en français, est un bâtiment conçut en 1999, attenant à la Bibliothèque Royale, entièrement recouverte de granit noir et d’immenses vitres de verre fumé.
Elvira se dirigea d’abord vers la rue passante qui séparait les deux bâtiments, pour observer les deux « ponts » au-dessus de la chaussée.
Puis elle fit le tour de l’immense polygone pour en trouver l’entrée. Elle remarqua que les blocs de granit changeaient imperceptiblement de couleur tandis que les dernières lueurs du jour finissaient de disparaitre.
Elle passa la porte et se retrouva au centre d’un gigantesque atrium, entièrement couvert de blanc, huit étages bordés de balcons formant comme des sortes de vagues. Plusieurs escalators permettaient d’accéder à chacun des étages, traversant l’atrium dans sa largeur, tandis que des passerelles scindaient l’espace en divers endroits.
Elvira monta au premier étage, et s’installa dans l’une des 450 pièces du bâtiment. Quelques étudiants venus profiter de la Wi-Fi étaient assis là… Sans livres. Elvira comprit rapidement que les deux millions d’ouvrages étaient numérisés lorsqu’elle vit un de ces étudiants s’activer sur une borne de consultation des collections.
La borne était facile d’utilisation, il ne fallut que quelques minutes à Elvira pour trouver l’ouvrage désiré, puis elle s’installa derrière l’un des nombreux ordinateurs pour y entrer les informations obtenues par la borne.
Une Edda numérisée apparut sur l’écran.
Elvira chercha quelques minutes de plus un élément au sujet d’Yggdrasil.
Sur ce point, l’Edda n’était peut-être pas le meilleur choix, néanmoins ce serait un début comme un autre. En fait, l’Edda n’évoque l’arbre monde que succinctement dans le Gylfaginning, une des quatre parties du récit. Celui-ci signifie « Mystification de Gylfi » en vieux norrois. Gylfi était un roi, qui dans le Gylfaginning tient une discussion avec trois habitants d’Asgard. Ainsi ce roi apprend qui sont les ases, les vanes, et les autres créatures qui vivent sur Yggdrasil, et ce qu’est l’arbre-monde.
Celui-ci porte neuf mondes, en tout, divisé sur trois niveaux. Les mondes principaux sont Asgard, Midgard et Helheim. Yggdrasil est le support de l’Univers, en d’autres termes.
Ce serai en Midgard qu’Elvira le trouverais, celui-ci étant le monde des hommes. Selon les gravures qui le représente, le tronc massif d’Yggdrasil serait au centre d’une grande mer, elle-même au centre d’une sorte d’ile entourée d’un immense océan, lui-même cerné des terres Svartaflheim et Jotunheim, qui sont respectivement le monde des elfes noirs et celui des géants de glace. Or, aujourd’hui nous savons bien que la Terre ne peut présenter un tel aspect. Ce ne serait donc pas pour Elvira d’un très grand secours.
Elvira apprit aussi grâce à sa lecture que l’arbre monde était également habité par des animaux fabuleux, comme l’aigle Vedrfölnir (ou Wederfölnir, que l’on dit parfois être un vautour), qui était le maitre du temps et doté d’un grand savoir; Ratatosk, un écureuil qui avait pour occupation de rapporter à l’aigle les moqueries proférées par Niddhöggr ; ainsi que d’autres animaux de moindre importance, une chèvre du nom de Heidun, trois cerfs grignotant les bourgeons du frêne, etc.
Cela faisait une belle ménagerie ! Elvira pensa en outre que l’un de ces animaux devait peut-être symboliser Zhoran. Après tout, pourquoi pas ?
Elvira s’attarda sur un vers intitulé « Visions de Vala », dans lequel il est dit :
« Je connais un frêne, on le nomme Yggdrasil,
Arbre chevelu, humecté par un nuage brillant,
D’où nait la rosée qui tombe dans les vallons.
Il s’élève, toujours vert, au-dessus de la fontaine d’Urd. »

C’est pour ainsi dire la seule information qu’elle trouva sur l’arbre… En fait il était également évoqué un peu après, pour ce qui était du récit de Ragnarok. En effet il est dit qu’un jour, Niddhöggr parviendra à se libérer et détruira l’arbre monde.
Mais bien que passionnant, cette partie de l’histoire ne servait pas les intérêts d’Elvira. Son but n’était pas de se préparer à une quelconque fin du monde, mais juste de trouver cet arbre.

Décidément, l’Edda ne l’avais pas beaucoup aidé, sinon à savoir que l’arbre est une représentation symbolique de ce qui est, et de ce qui n’est plus. Sur Yggdrasil, tout est en perpétuel renouveau. L’arbre en lui-même défie le temps et la déchéance, car il reste vert en toute saison ; seul le dragon à ses pieds serait capable de le détruire.
Peut-être la clé ne se trouvait-elle pas dans ce qui était dit, mais dans ce qui étais sous-entendu… Et dans ce qui était évident, aussi. D’où proviennent les mythes scandinaves et germaniques ? L’intitulé même donne la réponse. Pas la Germanie, non, car comme les Romains avec les Grecs, ils n’ont fait que partager une même théologie. De Scandinavie, donc. Or Elvira y étais déjà, la Scandinavie comprenant le Danemark, en plus de la Norvège, la Suède et la Finlande. Cela lui donnait un itinéraire à suivre, et c’était déjà ça de gagné.
Le roi Gylfi vivait en Suède. Peut-être fallait-il poursuivre par ce pays, songea-t-elle. Selon le mythe, il est dit qu’un jour, Gylfi donna un morceau de son royaume à une vagabonde qu’il avait pris en pitié. Cette terre était aussi grande que ce que quatre bœufs pourraient labourer en un jour et une nuit. Cette vagabonde était en réalité une ase, et ses quatre bœufs les fils qu’elle avait eus avec un géant. Les bœufs labourèrent si bien la terre qu’elle se détacha. Cette île est connue sous le nom de Seeland, ou Sjaelland…
En d’autres termes: l'île de Copenhague.
Une bonne surprise pour Elvira. Commencer à chercher là où elle se trouvait présentement, cela était un avantage certain. Parcourir 7439 kilomètres carré ne se ferais pas en un jour, mais cela était du domaine du possible pour Elvira.

Il est dit aussi que, impressionné par les pouvoirs de la soi-disant vagabonde, le roi Gylfi se rendit en Asgard, et rencontra trois personnages qui lui racontèrent la création du monde, des dieux et des hommes.
Cependant, nulle part il était précisé comment il s’y était rendu, ni à partir de quel lieu. Etait-il parti de Sjaelland, ou bien de Suède ?
Elvira en était là de ses questions, lorsqu’une voix dit en danois :
« La bibliothèque ferme dans cinq minutes, mademoiselle. Il faut partir. »
Ce à quoi Elvira répondit quelques mots polis avant de s’en aller. En effet il était vingt-heures. De retour à sa voiture, elle prit le temps de planifier ses recherches. Seule, elles lui prendraient peut être bien deux ou trois années entières, rien que pour parcourir Sjaelland. Bien qu’ayant tout le temps devant elle, Elvira souhaitait parvenir à une conclusion au plus vite. Ce que Zhoran avait à lui apprendre ne pouvait pas attendre.

La « jeune » femme se félicita d’avoir tenu jusqu’au vingt-et-unième siècle. Vive la technologie ! Elle savait que la plupart de ses connaissances y étaient réfractaires, au départ, mais presque tous avaient fini par répondre à l’appel du téléphone portable et d’internet. Elvira elle-même, bien que n’en possédant pas, savait se fier à ces pratiques lorsqu’elles étaient nécessaires.
Et aujourd’hui elles l’étaient.
Après avoir dégotté un téléphone, la première personne qu’elle appela fut Geillis. Elle plus que les autres avait su entrer de plein pied dans le nouveau siècle.
« Allô ? demanda une petite voix qui rappelait celle des oiseaux chanteurs.
-Geillis ? C’est Elvira. Désolé de te demander ça de but en blanc, mais j’ai besoin de votre aide, à toi et à Lüdwig.
-Bien sûr, Elve. Je suis contente d’entendre ta voix, ça fais si longtemps…
-Je suis contente moi aussi.
-Où es-tu ?
-A Copenhague.
-A Cop… Elve… dit-elle du ton que prend une mère qui voit son enfant faire une ânerie.
-Tu te doutes du service dont j’ai besoin ?
-J’en ai bien peur, oui. Tu sais que Lüdwig et moi sommes à Montréal ?
-Non, je l’ignorais… Mais pour ma défense, j’ai vraiment besoin de votre aide, à tous les deux. J’ai obtenu des informations, concernant ma… vampirisation. Voilà les grandes lignes : Nathanaël m’a dégoté un nom, Zhoran, celui-ci peut m’apporter les réponses que je cherche. Cependant il y a un hic… Un très gros hic. Il vit dans un arbre, enfin… pas n’importe lequel, il vit dans Yggdrasil, le frêne de la mythologie…
-Nordique, je connais. Je commence à comprendre ce que tu veux. Tu dois le trouver, mais tu ignores par où commencer. Tu as cru que Copenhague en tant que partie du territoire Scandinave serait un début.
-Euh…oui. Oui, c’est cela. Mais j’ai appris que Copenhague était un excellent choix pour commencer. Je dois retrouver une ase, qui selon le mythe est à l’origine de la création de l’île de Sjaelland.
-Oui…
-Je ne savais pas à qui m’adresser sinon à toi et à Lüdwig… L’aide dont j’ai besoin, c’est que vous… veniez. Pour m’aider à chercher cette ase. Seule, je crains d’y passer plusieurs millénaires, or tu sais que savoir est ma priorité.
-Je le sais Elve. Si nous n’avions pas nous aussi des millénaires à tuer, je pense que je t’aurai raccroché au nez !
Le rire de Geillis ne cessait de fasciner Elvira. Un mélange de carillon et de piaillements.
-Je pense que j’aurais fait la même chose, répondit-elle. Alors ? Vas-tu me raccrocher au nez ?
-Non, bien sûr que non, Elve ! Cela fait une éternité que je n’ai pas vécu d’aventures ! Enfin… Lüdwig est une perpétuelle aventure, tu peux me croire ! Je suis sure qu’il sera ravi de t’apporter son aide, tu sais comme il te tient en affection. Tu es comme une fille pour lui.
-Je ne saurai te remercier assez.
-Ne me remercie pas, je t’aiderais de bon cœur ! Cela dit, je pense qu’à trois la tâche ne sera pas aisée à mener. Je vais prévenir quelques amis qui auront à cœur de nous apporter leur aide. Je connais deux ou trois personnes qui vivent en Allemagne, d’autres un peu partout en Europe.
-Merci, merci beaucoup, Geillis. Il me tarde de te revoir.
-Moi aussi, Elve. Je pense que nous serons là d’ici la fin de la semaine, le temps que nous réservions les billets d’avion.
-Bien. Mille mercis, et à bientôt. Embrasse Lüdwig pour moi.
-Je n’y manquerais pas. A bientôt Elve ! »

Elvira raccrocha, et traina un peu dans la rue éclairée d’une lumière chaude. A cette heure avancée du soir, beaucoup de passants continuaient d’errer, seuls ou accompagnés, jeunes ou vieux. Cette multitude fascinait Elvira.
Elle se dit que le mieux qu’elle avait à faire, à présent, était de profiter de la nuit qui s’offrait à elle. Se fondant dans la foule que formaient les étudiants, elle marcha longtemps sous le ciel rougi par les lueurs de la ville. Il était comme une braise, nimbée de nuages qui prenaient une teinte gris orangé, indéfinissable.
Elvira pensait à l’extrême générosité dont savait faire preuve Geillis. Elle avait passé sa vie à défendre les causes auxquelles elle croyait, et n’hésitait pas à offrir son aide, comme maintenant. Très jeune elle avait su se montrer généreuse et battante. Un jour elle lui avait raconté les circonstances de sa naissance, à Culloden, dans le nord de l’Ecosse, en 1948. La seconde guerre était finie depuis trois ans, mais une sorte d’anxiété ambiante régnait encore, la Guerre Froide n’étais pas encore arrivée, mais elle commençait déjà à s’installer, aussi surement qu’une grippe chez un nourrisson. La mère de Geillis était une enseignante réputée à Culloden, et le père de Geillis était un soldat anglais venu se réfugier dans la région après avoir échappé de peu à la mort sur les fronts de guerre. Ils s’étaient rencontrés peu de temps avant la naissance de Geillis. La grossesse de sa mère s’était d’abord bien déroulée, mais Geillis naquit au bout du septième mois. A l’époque, naitre prématurément, c’était comme mourir-né. Or Geillis s’était battue contre la mort, et avait gagné. Grace aux soins de sa mère, elle put grandir et ainsi survivre, contre les attentes de tout le monde.
De là devait-elle tenir son esprit combatif. Le choix qu’elle avait fait en se mariant avec Lüdwig n’était qu’une réponse à cette propension, elle aimait la vie, plus que tout. Mais plus que cela encore, elle aimait Lüdwig.
Elle faisait partie de ces êtres qu’on ne peut s’empêcher d’aimer, d’admirer, ou au moins de respecter. Du haut de ses dix-neuf ans, elle inspirait déjà le respect, les gens l’écoutaient. Aujourd’hui, avec ses soixante-deux ans, que bien sûr elle ne faisait pas, elle continuait à inspirer bienveillance et combativité auprès de ses amis et connaissances. Elle avait su garder sa fouge et sa fraicheur d’antan, au sens psychologique comme physique. Toujours pleine de gaité et d’entrain, elle savait se montrer d’une sagesse et d’une patience sans égal. Elle savait également se montrer sincère et aimante lorsqu’elle l’estimait juste. Ainsi elle vouait à Elvira une affection particulière. Sans doute voyait-elle en Elvira la sœur, la fille qu’elle n’avait jamais eue. Elvira quant à elle, lui vouait admiration, et affection également, bien qu’elle se sentît incapable de l’aimer de la même façon.
Elvira avait ce défaut, elle se refusait beaucoup d’amour et d’amitié, simplement parce que bien souvent, elle se sentait incapable de leur rendre cet amour. Il en allait ainsi avec Geillis, Lüdwig et Nathanaël. Geillis et Lüdwig l’aimaient, il n’y avait pas de doute sur ce point, quant à Nathanaël, c’était moins évident.
Elle avait perdu tous ceux qu’elle avait eu l’outrecuidance d’aimer. Sa mère, son père, et Nathanaël. Pour les avoir aimés, ils étaient morts, l’un d’eux la haïssait et elle ne doutait pas que si les deux autres avaient été là, ils la détesteraient aussi, pour ce qu’elle était ou pour la peine qu’elle leur avait infligée. Elle avait aussi aimé ses premiers maris, un temps seulement. Quand elle n’eut plus besoin d’eux, elle les avait tués… Ils devaient la haïr eux aussi.
Elle avait fini par se laisser dire qu’en aimant une personne, elle le tuait, ni plus ni moins.

Elvira parvint finalement devant un bar lounge, à la façade élégamment peinte de blanc, et à l’enseigne formée d’un panneau de plexiglas transparent sur lequel était écrit en lettres noires : Lilje, c’est à dire lys. Sous le panneau, des néons de lumière noire mettaient en relief les lettres épaisses mais raffinées.
L’intérieur était tout aussi cossu que l’enseigne le laissait présager. Elvira s’assit à l’une des tables blanches, au centre de laquelle un menu était posé, à côté d’un vase blanc contenant une gerbe de lys. La salle était bien remplie, trois serveur allaient fébrilement de table en table, qui allant chercher les commandes, qui portant un plateau en zigzaguant agilement entre les tables. Au fond de la salle se tenait un bar, blanc lui aussi, et éclairé de néons noirs, comme sur l’enseigne. Le barman était accaparé par un groupe de client devant lesquels il faisait tourner son shaker, le faisant virevolter comme un jongleur. Le chic du lieu était parfait par une musique d’ambiance légère, de la musique électronique. Elvira reconnut Amon Tobin, un artiste qu’elle aimait d’ailleurs beaucoup.
Un serveur s’enquit de sa commande, une bière blonde et assortiment de viandes en sauce; bleue la viande, évidemment. Elle fut servie dans les dix minutes qui suivirent.
La viande était délicieuse, comme la bière. Les danois avaient décidemment le sens du raffinement.
Elvira mangea silencieusement, et se rendit compte que le sentiment d’être observée ne l’avait pas quitté. Cela l’inquiétait, certes, mais elle finissait par se dire que cela était sans doute dû à la présence d’un autre vampire. Elle s’était vite rendu compte après sa métamorphose qu’elle avait cette capacité de sentir la présence de ses congénères. Elle ne se l’expliquait pas, et ne cherchais d’ailleurs pas à l’expliquer. Elle ne savait pas non plus si cela lui était propre, ou si c’était une caractéristique inhérente à sa condition. Elle n’en avait jamais ouvertement parlé, et avait conclu que c’était normal. Nathanaël ne la retrouvait-il pas à chaque fois ?
Son repas finit, Elvira se demanda où elle allait passer le jour lendemain et les suivants. Lorsque le serveur revint pour l’addition – aussi classe que le lieu – elle lui demanda où elle pourrait trouver une auberge ou un motel. Celui-ci pu la renseigner, lui indiqua un « petit hôtel sympa » non loin du port, face à la Sund, qui sépare le Sjaelland de la Suède.

L’hôtel s’appelait Østenvind, "le Vent d’Est", en danois. Charmant nom, pour un hôtel effectivement petit et sympathique.
La chambre qu’on lui avait trouvé à cette heure tardive était petite, sobre mais élégante dans ce qu’elle avait de simple. Le mobilier consistait en un lit, assez étroit, flanqué d’un chevet de bois brun, une petite lampe à l’abat-jour de papier beige, une armoire, une commode et un bureau faits dans le même bois brun que le chevet. Une petite pièce d’eau était contigüe à la chambre, où la aussi les meubles étaient rares, réduits au strict nécessaire, à savoir un lavabo, une douche à portes transparentes, une étagère sur laquelle étaient posé deux serviettes et un gant de toilette, une petite bouteille de shampoing, un paquet de trois savons, et originalité de la maison, une brosse à dent emballée dans un film plastique, accompagnée d’un tube de dentifrice modèle réduit.
La première chose que fit Elvira fut de profiter de ces petites attentions en prenant une douche longue, qui ne servit à rien d’autre qu’à sa prime fonction et à lui vider la tête, pour peu que cela fût possible.
De sa petite valise elle sortit un vieux tee-shirt noir imprimé du nom d’un groupe de metal qu’elle avait vaguement entendu, il y a longtemps, et un short rouge. Cette tenue lui servait habituellement de pyjama. Cela avait un certain charme, si toutefois on aime Amon Amarth…
Elvira salua la sobriété de la chambre, mais regretta l’absence de mini bar. Son esprit allait ici et là, sans jamais stopper sa course, les pensées défilaient comme un paysage derrière la vitre d’un TGV. Les informations nouvellement acquises, surtout, accaparaient son attention, elle ne cessait de songer à cette Ase, qui créa l’île de Sjaelland. Que penser de tout cela ? Ne s’était-elle pas embarqué tête baissée sans même chercher à savoir si le but n’était pas une chimère? Et voilà qu’elle entrainait Geillis et Lüdwig à sa suite.
Las de chercher à comprendre, elle se mit à lire, consciente que maintenant il était inutile d’avoir des remords. Geillis ne lui avait-elle pas promis son aide ? Or qui connaissait Geillis savait qu’elle tenait toujours sa parole.
Elle ne se releva que plus tard, ou plus tôt selon les points de vue, pour fermer les rideaux qu’elle avait momentanément oubliés, puis s’endormis aux premières lueurs du jour, comme à son habitude.


Geillis était décidemment une femme unique ! Elle avait promis sa venue à la fin de la semaine, voilà qu’elle arrivait, seulement deux jours après l’appel d’Elvira, accompagnée bien sûr de Lüdwig, dont le regard exprimait clairement l’amour qu’il portait à sa femme, l’affection qu’il portait à Elvira.
«  Je suis si heureux de te revoir enfin ! S’exclama-t-il.
-Je le suis aussi, Lüdwig. Vous m’avez manqué, tous les deux. Je suis heureuse de voir que vous vous portez bien.
-Le contraire eut été étonnant, tu ne crois pas ? lança Geillis de sa voix flûtée.
-C’est certain !
-Alors comme ça, ma fille, tu t’es lancée dans une quête mythique ? Je te reconnais bien là !
-Oui. Geillis t’a expliqué en quoi elle consiste ?
-En effet, Fräulein. Et je pense que tu as tout simplement perdu la raison ! répondit Lüdwig en riant. Mais soit, je te fais confiance, et te suivrais aveuglément dans tout ce que tu entreprendras, tu le sais.
-Je te remercie, de tout cœur.
-Bien ! souffla Geillis. Nous devons tout de même retrouver une déesse, je vous rappelle…
-Oui, confirma Elvira, le mythe conté dans l’Edda raconte qu’une Ase aurait créé le Sjaelland, qui originellement se trouvait en Suède. Si le roi Gylfi était en vie aujourd’hui c’est lui que nous chercherions, or je ne pense pas que ce soit le cas. Cette Ase, en revanche, en tant que déesse, est étrangère au temps, vous ne croyez pas ? Mais au fait… Geillis, ne m’avais-tu pas dit que vous n’arriveriez qu’en fin de semaine ?
-C’est exact, en fait, j’ai fait le nécessaire pour arriver le plus tôt possible, or il y avait justement un avion en partance ce matin à six heures… enfin, ce matin à Montréal, bien sûr. Je ne suis pas experte en fuseaux horaires, mais il me semble que c’était vers midi à Copenhague. Bref… Cela n’a pas d’importance. Je voulais tellement te retrouver, que je n’ai pas lésiné sur ce point !
-Tu es formidable, Geillis, j’espère qu’il te le dit souvent !dit Elvira en désignant Lüdwig, qui regardait tour à tour sa femme, Elvira et la ville qu’il aimait tant.
-Je connais bien le mythe du roi Gylfi… dit-il, songeur. Il n’a jamais été précisé dans quelle partie de l’île elle avait sa demeure, mais connaissant les mythes, cela ne m’étonnerait pas qu’ils l’aient placée dans le nord… Cela dit, le sud ne serai pas non plus totalement idiot… Je pense que le mieux serait encore de se partager l’île…
-Lüdwig chéri, je jurerais que penses encore à voix haute.
-Hum, en effet. Il semblerait que je sois finalement devenu gâteux.
-Cela dit, ce que tu dis n’est pas sans intérêt, dit Elvira, reprenant les pensées de son ami. Je pense que se partager la tâche est une bonne idée, c’est pour cela que j’ai fait appel à vous. Mais je ne pense pas que diviser l’île en seulement trois secteurs ne nous aide beaucoup.
-En effet, c’est pour cela que j’ai déjà appelé quelques amis, dont certains ne devraient pas tarder. Il s’agit de Klaus, Rachel, Astrid, Erik et Stephen. Klaus est un allemand que j’ai rencontré en 1754, Rachel est Irlandaise – rencontrée en 1493, Astrid, Erik et Stephen sont une fratrie finlandaise, que j’ai eu la chance de rencontrer en 1287. Ils sont dignes de confiance. Je ne leur ai cependant pas révélé la nature du personnage que nous cherchons. Cela je le leur annoncerai lorsque je le jugerais nécessaire.
-Autant éviter de les rebuter avant même qu’ils ne soient arrivés ! s’exclama Geillis, enjouée, comme toujours. »

Elvira conduisit ses amis sur la terrasse d’une brasserie, où ils burent et discutèrent pendant de longues heures, jusqu’à ce que la brasserie ne ferme ses portes.
Depuis quelques temps déjà, Elvira avait remarqué la présence d’un animal, qui semblait la suivre de loin. Deux jours que ce chat semblait l’espionner. Il les suivait encore, à présent, inquiétant bien que magnifique avec sa fourrure lisse et brillante, noir, avec quelques poils couleur feu autour des yeux et sa queue touffue comme un plumeau délicat. Elle fit part de ses doutes à Lüdwig, qui sourit, se retourna vers l’animal, et lança :
« - Qu’espionnes-tu l’ami ?
Le chat stoppa sa marche gracieuse, puis s’avança lentement. Elvira crut à une hallucination lorsqu’elle vit le chat se lever et prendre doucement des traits humains. Une femme.
-Je n’espionne pas, je vous suis, car vous avez besoin de moi. Dit-elle simplement, de sa voix grave et langoureuse, trainante, avec de temps à autre une syllabe claquée comme un fouet.
-Pourquoi aurions-nous besoin de toi, femme chat ? questionna Elvira. Et qui es-tu ?
-Oh, mon nom est Julia. Pour les américains je suis Catwoman, pour un romancier, je suis un chat-garou, dans les encyclopédies du fantastique on prétend que je fais partie des Cat-People. Mais en règle générale, je suis un métamorphe félin. Certains ont choisi la rage du loup, nous autres avons choisi la finesse du chat.
Elle avait des yeux immenses, d’un ocre jaune resplendissant, tachetés de vert. Sa pupille était réduite en une fine fente à la lueur de la ville, sa peau était zébrée de rayures couleur feu. Elle avait également un petit nez, et une bouche fine, légèrement pulpeuse. Entre son nez et sa lèvre supérieure, il y avait comme la fente d’un bec de lièvre, mais celle-ci n’était pas ouverte et traçait une fine ligne noire. Ses cheveux étaient courts, fins et broussailleux, d'un brun chatoyant. Chacun de ses pas évoquait le félin dont elle prenait la forme, et sa queue se balançait doucement au rythme de sa marche jusqu'à ce que celle-ci se résorbe, mettant fin à la métamorphose du chat en femme.
-Je te le demande encore une fois, Julia femme-chat, pourquoi prétends-tu nous être si utile ?
-Humm… Tout simplement parce que je sais ce que tu cherches, mon chaton. Je connais toute l’île, et même à cent vous ne parviendrez pas à vous dépêtrer de cette situation ennuyeuse. Le gens se confient aux chats, parfois… Les humains sont assez bêtes pour croire qu’ils sont les seuls à se comprendre ! Faites venir vos compagnons, ils vous seront d’une aide certes non négligeable, mais… je suis votre chance.
-Quelle arrogance ! s’exclama Geillis. Mais votre audace me plait.
Lüdwig et Elvira acquiescèrent de concert. Décidemment le personnage avait de l’allure ! Et bien que tout trois restassent sur leurs gardes, une aide supplémentaire n’était pas à refuser au vu de la situation.
-Je ne vous le fais pas dire, ronronna-t-elle, vous vous êtes mise dans de beaux draps, demoiselle Elvira.
-Je vous demande pardon ? demanda cette dernière, interloquée.
-Bon sang, d’où sortez-vous donc ! N’avez-vous jamais entendu parler du don qu’ont les chats de lire dans les pensées ? A l’évidence, non. Maintenant, vous le savez.
-Dame chatte, commença Lüdwig, votre aide nous sera utile, il est vrai. Mes amis arriveront sans doute dès demain.
-Je les attendrais volontiers, homme-vampire.
Elvira ne sut trop quoi penser de cette intervention soudaine… Peut-être était-ce elle, cette sensation d’être observée… Julia la regarda de ses yeux intenses, et lui affirma :
-Elvira, je crains que non.
-Qui était-ce alors ?
-Quelqu’un qui ne pense pas que vous devriez le savoir.
-Pas même un indice ? Vous le connaissez.
-Hum. Oui et non… En tant que télépathe, je le connais, mais je n’ai jamais eu l’occasion de faire connaissance de vive voix.
-« Le »… C’est donc un homme.
-Perspicace en plus d’être jolie. Vous feriez une très belle chatte. Il y a également une deuxième personne. Autant la première ne semble pas vous vouloir de mal, autant la seconde semble avoir des desseins bien plus sombres.
-Elvira, intervint Lüdwig, qu’est-ce donc que cette histoire ?
-Oh, rien… répondit celle-ci, c’est juste que, depuis mon départ du Loiret il y a quelques jours, je me sens comme suivie par quelqu’un. J’ai cru qu’il pouvait s’agir de Nathanaël, mais il m’a affirmé être allé en Allemagne. A présent je doute… Je pensais bien qu’une personne me suivait, mais deux…
-Elvira, prenez garde, ajouta Julia. Je vous connais assez, depuis le temps que je suis dans votre sillage, et je sais que vous ne méritez pas les périls que cet homme vous destine.
-Elve, renchérit Geillis, je ne saurais que trop confirmer les inquiétudes de Julia, tu as sans doute dû vivre pas mal de dangers, mais quand même… Sois prudente.
-Ne t’inquiète pas Geillis. Toi non plus Lüdwig. Je sais faire face à ce genre de situation. Dame Julia, merci pour ces renseignements. Je ne vous garantis pas ma confiance immédiate, mais sachez que votre aide est la bienvenue.
-Cela s’entend, dame-vampire, je saurais me montrer digne de votre jugement. Lorsque vos amis seront arrivés, je me présenterais à vous. »

Sur ces mots, Julia reprit sa forme de chat et disparu au coin d’une rue. Les trois vampires restèrent interdits quelques instants avant de reprendre leur marche vers le motel. Lüdwig et Geillis prirent une chambre qui se trouvait à quatre paliers de celle d’Elvira. Cette dernière resta longtemps avec eux, pour ensemble se remémorer leurs meilleurs souvenirs. Elvira raconta ce qu’elle avait vécu en leur absence, parla longtemps de Nathanaël, si bien que Lüdwig et Geillis ne cessaient de se lancer des regards lourds de sens. Puis ils parlèrent de Julia.
Au loin Nathanaël se réjouissait de la voir entourée de ses amis. Il l’avait observée longuement, avait vu Julia se présenter à eux. Il n’était pas le seul, seulement ça, il ne l’avait pas vu.

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