mercredi 24 avril 2013

Metamorphose - Chapitre 4 - Une Dernière Nuit

Chapitre IV – Une dernière nuit

Elvira s’interrompit dans ses pensées. C’est étrange… C’était comme si quelqu’un l’observait, comme si… Non, Nathanaël est parti, et il doit déjà être loin, se dit-elle.
« Il me faut un verre. »
Elle se dirigea donc vers un pub enfumé, au néon grésillant. The Irish Inn. Un nom bien peu original « l’auberge irlandaise »… le tenancier devait ignorer la signification de « inn » car rien n’indiquait qu’il s’agissait d’une auberge. Mais qu’importe le nom et l’aspect de ce pub, l’appel d’un liquide délicieusement ambré était trop fort.

Le bar était composé en deux parties. Dans une première salle, le comptoir à gauche, massif plaqué de zinc couleur bronze. Un jeune barman était en train d’essuyer un verre à bière, derrière les trois machines à pression. Derrière lui, un grand miroir sur lequel était disposée l’étagère à alcools. Un autre homme, assis sur un des sept grands tabourets de bois sirotais un demi, fumant une cigarette qu’il tapotait régulièrement sur le bord d’un cendrier à l’aspect imposant et crasseux. A droite de la pièce, une rangée de cinq tables de bois massif, cernées de chaises faites du même bois sombre, légèrement rougeâtres.
Au fond, une deuxième salle où trônait une table de billard, éclairée d’une lampe à l’abat-jour de plastique vert, comme celles que l’on voit dans les films américains.
Autour du billard, d’autres tables, plus grandes, mais du même bois vermoulu, grossier.
Le bar était loin d’être bondé, seuls quelques clients, des habitués sans doute, étaient dispersés entre les deux salles. La fumée de cigarette s’élevait, tourbillonnant vers le plafond, fusionnant avec les effluves d’alcool, se brisant sur les ampoules des lampes aux abat-jours poussiéreux, créant un ciel de nuages gris-brun suspendu au plafond orné de grosses poutres. Un drapeau de l’Irlande était accroché entre deux de ces poutres. Lui-même semblait gris et sale.

« Bonjour madame, je vous sert quoi ? Récita le barman.
-Un whiskey. Avec glace, s’il vous plait.
-Tout de suite ! Une préférence pour la marque ?
-Bowmore.
-Excellent choix ! Connaisseuse ?
-Oui, on peut dire ça.
Le barman s’empressa de lui servir son verre. Elvira se perdit dans la contemplation du bar. L’atmosphère enfumée et sale lui conférait une ambiance chaleureuse et assez agréable. Le tintement du verre sur le comptoir sortit Elvira de ses pensées.
-Merci. Combien vous dois-je ?
-Cinq euros tout ronds.
-Tenez, dit-elle en tendant un billet de dix, gardez tout, j’en reprendrais surement un autre.
-Ok !
La simili-joie apparente du barman l’agaça. Peut-être parce que cette joie, même feinte, lui était inconnue. Il ne devait pas bien gagner sa vie, mais au moins, il avait ce trésor en lui. Elle l’enviait pour ça.
Elle entreprit de vider son whiskey en ruminant ses regrets, puis s’alluma une cigarette.
Elle regarda la fumée s’envoler et se mêler à celle des autres cigarettes du bar, se mouvant devant les spots avec une lenteur morbide, poisseuse.
Le bar était aussi miteux vu de l’intérieur que de l’extérieur. Les tables étaient souillées de vieilles tâches d’alcool, et le grand miroir bordé d’un cadre de cuir marron qui les surplombait était parsemé de traces de doigts, comme sur le comptoir. Le sol était aussi sale que le reste, il était collant et générait des "crouich crouich" peu ragoûtants à chaque pas.
Le cuir était une matière très présente ; sur les chaises, les tabourets et quelques bibelots ; lui aussi était usé et sale.
L’hygiène ne devait pas être leur point fort. Des mégots de cigarettes et déchets de toute sorte jonchaient le sol, les tâches étaient innombrables. L’air y était pesant, alourdis par les volutes de tabac froid, d’alcool, de transpiration, et d’autres substances fétides inidentifiables.
Cependant l’alcool n’y était pas trop mauvais. Derrière le comptoir siégeaient toutes sortes de bouteilles ; whiskey, rhum, gin, tequila, bière, martini, vodka, vin… ; portant des étiquettes Jack Daniels, Bowmore, Kilkenny, J&B, Smirnoff, Heineken, Guinness, Absolut, Malibu, Desperado, Leffe, Jet27… ; et bien d’autres encore.

La petite dizaine de clients avaient tous l’air aussi négligés les uns que les autres. Seul le barman, vêtu d’un jean noir et d’un polo gris clair aux manches relevées sur les coudes, dénotait avec le reste du tableau. Il était plutôt séduisant bien qu’amoché par l’air ambiant, et peut-être par la condition qu’était la sienne. Ses cheveux auburn, aux reflets roux, étaient élégamment noués en catogan par un gros ruban noir ; ses yeux verts étaient cernés d’un épais trait de khôl noir. Elvira nota ses traits fins bien que bruts, une barbe de trois jours durcissait ce visage aux courbes harmonieuses, son nez droit et sévère contrastant avec le tracé fin et doux de ses lèves.
Elle reconnut bien là les traits propres aux irlandais. Au moins l’enseigne du bar ne mentait-elle qu’à moitié.
-Je voudrais mon deuxième verre, s’il vous plait, lança-t-elle à son endroit.
-Bien sûr ! répondit-il, toujours avec le même enthousiasme.
-Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle lorsqu’il eut posé le verre devant elle.
-William. William Finn. Mais tout le monde m’appelle Will, ou Willie.
-Will… Je suis prête à parier que vous êtes irlandais.
-Vous auriez remporté le pari. Je le suis en effet, enfin, à moitié. Mon père est né près de Donegal dans l’Ulster, ma mère est française.
-L’Irlande est un pays magnifique. J’y ai séjourné quelques temps.
-J’y passais tous les étés quand j’étais môme ! Et vous, comment vous appelez vous ? D’où venez-vous ?
-Je m’appelle Elvira Le Guennec. Je suis né dans un petit village près de Fougères. En Ille-et-Vilaine.
-Je ne suis jamais allé dans ce coin là… C’est joli ?
-Très.
-Eh ! Garçon ! héla un client à l’autre bout du bar.
-Je viens ! répondit William. »

William Finn. Un nom charmant pour un homme charmant malgré son allure dégingandé. L’évocation de ce nom rappela à Elvira l’année 1520, où elle avait eu affaire avec un Finn. Bien sûr, ce nom était très rependu déjà à l’époque, plus encore aujourd’hui. Cependant cela ne manquait pas de troubler. Le vieux Finn était réputé en Irlande pour sa ferveur à pourchasser le mal… Sorcières, vampires, et autres créatures, il mettait un point d’honneur à les exterminer, tous. Combien de pauvres femmes innocentes a-t-il torturé puis mis au bûcher en apprenant qu’elles concoctaient des « potions », alors qu’elles n’étaient coupables de n’avoir créé qu’un onguent à base de plantes médicinales… Combien d’innocents a-t-il transpercé d’un pieu taillé dans un sorbier ? Finn était impitoyable, et il était très souvent dans l’erreur, mais tout le monde le croyait. Il savait se faire entendre et respecter. Et pourtant, dans la majorité des cas, il ne s’avérait être qu’un crétin doublé d’un assassin. Mais un crétin dangereux s’il tombait juste, ce qui arrivait parfois.
Ce fut un soir de mai 1520 qu’elle eut affaire à lui. Elle séjournait depuis quelques temps déjà dans la région de Luimneach – ou Limerick – là où œuvrait Tristram Finn. Ce soir-là il planquait dans la petite bourgade, et bien vite il s’était rendu compte qu’Elvira ne sortait que la nuit. Sachant qu’on avait signalé la perte de cinq têtes de bétail cette semaine-là, il ne fut pas long à la soupçonner. Il l’attaqua chez elle aux premières lueurs de l’aube, le moment où, selon lui, un vampire était le plus vulnérable. Le pauvre homme ne se doutait pas un instant qu’en réalité, les vampires n’ont pas besoin de sommeil, et sont donc alertes à n’importe quel moment. Bien sûr, Elvira dormait la journée, mais ce n’était pas véritablement du sommeil, elle se « déconnectait », en fait.
Le pauvre Finn regretta bien vite son erreur, juste avant qu’Elvira ne le tue en lui arrachant d’un geste le bras tenant le pieu et sa mâchoire. Une fin sanglante pour un homme coupable de crimes tout aussi sordides.
Puis elle s’était enfuie, pensant à la myriade de pauvres gens qu’il avait brûlé, décapité ou écartelé (ou les trois, parfois…).
Décidemment ce nom ne lui plaisait guère. Il était improbable que le gentil William Finn puisse être descendant de Tristram Finn, pourfendeur de faibles innocents… Et quand bien même, les probabilités que la tradition de chasse aux démons ait perduré sur tant de générations étaient quasiment nulles.

« Ce sera tout pour vous, Elvira ? répéta William.
-Oh, excusez-moi, Will, j’étais… perdue dans mes pensées. Je reprendrais bien un verre, sourit-elle.
-D’accord, mais celui-là, je vous l’offre !
-En quel honneur ?
-Eh bien, pour une fois que j’ai une jolie femme dans ce rade, un verre offert est bien de mise !
-Très bien, si vous le souhaitez.
-Voilà pour vous !
-Merci, Will. Que portez-vous au cou ?
-C’est un gri-gri… une croix celte je crois…
-Laissez-moi voir…, dit-elle en prenant l’objet entre ses doigts. Oui, c’est une croix celte, en effet.
« Une chance qu’il n’ait pas d’effet sur moi et qu’on ne soit pas dans un film sur Dracula !, dit-elle in petto. »
En des temps anciens, la religion prônant le Bien, on pensait que les icones pouvaient faire fuir le Mal, donc les vampires, voire les tuer. Encore aujourd’hui cette image de « démon » repoussé par une croix, et quelques gouttes d’eau bénite, est très présente. C’est un archétype. Et surtout, c’est faux, les icones n’ont jamais eu aucun effet.
Il existe trois façons de tuer un vampire : les pieux sont efficaces s’ils sont taillés dans le bois qui convient, sorbier, frêne, érable, peuplier, saule ou tilleul ; le vampire meurt alors par empoisonnement. Les deux autres méthodes sont néanmoins beaucoup plus efficaces et plus radicales : l’immolation par le feu et la décapitation.
Sans compter bien sûr la lumière du jour. Sur ce point, Elvira ne mentait pas lorsqu’elle disait être photosensible. Logiquement, un être mort ne produit plus de mélanine, qui protège la peau du soleil; la peau, les cheveux et les yeux gardaient toujours sensiblement la même teinte, mais le corps n'est plus protégé. C’est simple, la peau brûle, plus vite qu’un cadavre lambda, mais en gros c’est le même principe. Un corps pourrit plus vite en plein soleil que s’il était enterré dans le noir total, dans un endroit frais.
-Elle est très belle, reprit Elvira. Elle a l’air ancienne…
-C’est le cas, elle a survécu à plusieurs générations. C’est ce que mon grand-père m’a expliqué en me l’offrant.
-Intéressant…

… Et inquiétant. Les doutes d’Elvira reprirent de plus belle dans son esprit. « Plusieurs générations » ne signifiaient pas nécessairement dix-huit générations, mais un pourcent de probabilité, ça reste une probabilité. S’il était en tout cas effectivement le descendant de Tristram Finn, il y avait encore une chance sur deux que la tradition l’ai suivi.
-Vous vivez dans la région ? demanda l’hypothétique descendant.
-Pour l’instant, oui, mais je ne suis que de passage, je repars bientôt.
-Oh… Pour quand est prévu ce départ ?
-Je ne le sais pas encore… Il me faudrait une voiture, celle que j’avais a été volée.
-Il y a un concessionnaire juste après la sortie ouest de la ville.
-Merci ! Et dire que je ne l’avais pas remarqué !
-Que faisiez-vous dans le coin, si ce n’est pas trop indiscret ?
-Je suis venue rendre visite à un vieil ami. Grâce à votre conseil, je vais pouvoir partir dès demain. Encore merci !
-Ce n’est pas grand-chose ! Laissez-moi vous offrir un dernier verre !
-Comme vous voudrez. Mais qui dit que ce sera le dernier verre ?
-Ah, j’aime ces mots-là ! dit-il en riant. Je vais en prendre un avec vous.
-Faites donc, William ! L’alcool est un pêcher si doux !
-Je suis bien de votre avis !
-A la vôtre, William.
-A la vôtre !

Quelques verres plus tard…
-Je… J’… J’vous en r’sert un ?
-Vous êtes soûl, William.
-Ah ! Ah ! Vous… vous avez les yeux bien en face des trous, vous ! dit-il d’une voix chevrotante. Fait chaud ici…
-Will, il est trois heures du matin, il serait peut-être temps de fermer et de rentrer chez vous, non ? Tous les clients sont partis depuis longtemps…
-Hein ?
-William, êtes-vous chasseur de vampires ?
-C-c-comme Buffy ? Vous avez des q-questions vraiment bizzzzarres ! hé-hé !
-Laissez tomber…
-Mon arrière-grand-père était spirite… Moi, moi j’ai jamais cru à toutes ces conneries.
-Et, vous avez raison. Allez-vous coucher, William. Dit-elle en le prenant par le bras. Où habitez-vous ?
-D-dans ton cul ! Hé hé !
-Ah ah… très drôle. Alors, où habitez-vous ?
-Euh… BONNE QUESTION ! Euh… J’crois que c’est marqué sur mon… ‘tain, l’est où c’te conne ? bafouilla-t-il en tâtonnant ses poches (ou plutôt, à vingt centimètres des-dites poches…)
-Hum. Bon. Je vous ramène chez moi. Vous vous installerez sur mon canapé.
-Oh oh ! Vous m’faites des avances, mam’zelle ?
-Non. Tenez-vous à moi.
-Ouaip’ !
-C’est bien la première fois que je vois un barman bourré au bout de trois verres… soupira Elvira en entraînant William. »

Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent chez elle. Durant le trajet elle avait senti comme un regard braqué sur elle. Mais elle avait très vite chassé cette idée. Personne ne l’épiait. Il devait simplement y avoir un autre vampire quelque part dans un rayon de dix kilomètres, environ.
Elle installa le barman sur le sofa. Ou plutôt, elle le laissa tomber lourdement dessus avant de lui ôter ses chaussures, alors qu’il continuait de rire, à moitié somnolant.
Alors qu’elle se dirigeait vers la salle de bain, William releva la tête, un sourire au coin des lèvres. Lorsqu’elle reparut, il laissa retomber rapidement sa tête comme un enfant faisant semblant de dormir. Il ronchonna un peu, marmonnant quelques mots inintelligibles, pour bien signaler qu’il dormait.
Elvira le regarda en soupirant, puis alla se coucher, livre en main.
Elle s’installa sur son vieux lit, et entreprit de lire les Thanataunautes de Werber. Un choix ironique… Cependant elle ne parvenait à se concentrer sur les mots qu’elle connaissait déjà par cœur. William l’obsédait. Il l’intriguait par le seul fait de son nom. Son attitude ne faisait qu’attiser ses doutes. Il n’avait cessé de lui poser des questions sur elle et ses origines, l’avait dévisagée à plusieurs reprises, et cette croix qu’elle savait vieille de plusieurs générations… Mais tout cela ne prouvait rien, elle le savait, alors autant faire fi et passer à autre chose.
Ceci dit l’idée qu’il puisse être fils de la lignée des Finn de Limerick la hantait.
A cela s’ajoutait la sensation tenace d’être épiée. C’était ridicule pourtant. Personne ne savait qu’elle était ici, à part Nathanaël. Or celui-ci avait obtenu ce qu’il désirait et était parti. Elvira le connaissait assez pour savoir qu’il ne s’attardait jamais. Il devait déjà être aux portes de Hambourg à l’heure qu’il était.
Elle se demanda s’il pensait à elle, alors même qu’elle pensait à lui. Absurde. Il était un libertin déjà longtemps avant sa mort, et ça n’avait pas changé. Un vampire reste tel, exactement tel qu’il était avant sa mort.
Elvira se dit alors à l’évocation de cette règle, qu’elle aurait dû rester vierge dans l’éternité. Or ce n’était pas le cas. Son assassin avait dû être d’une brutalité sans égale. Elle avait de la haine pour ce vampire. Personne ne pouvait comprendre Nathanaël mieux qu’elle-même, car sans vraiment s’en être rendue compte, elle avait pris la place de son bourreau, Nathanaël la sienne. On dit qu’un enfant reproduira plus tard les erreurs de ses parents. Pour Elvira ce principe s’appliquait certainement.

Pendant ce temps, William avait recouvert tous ses esprits. Enfin… ce fut le cas s’il les avait perdus… Il regarda ce qu’indiquait sa montre. Quatre heures seize. Cette fille ne dormait-elle donc jamais ? Il commençait à s’impatienter.
Il défit le nœud dans ses cheveux, les laissant tomber sur ses épaules et les secouant distraitement.
Il prit alors le temps d’observer l’environnement immédiat. L’ayant souvent vue de loin il en connaissait l’allure, mais jamais il n’avait osé entrer dans la maison. Il la savait abandonnée mais craignait d’éventuels squatteurs, humains ou non…
« Bon Dieu, cette bicoque est glaciale ! Songea-t-il. J’avais donc raison… »
Depuis des années, depuis la mort de la vieille dame qui vivait là, il venait chaque jour observer les lieux. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il vit qu’une femme y avait élu domicile, cinq jours auparavant… Sur le coup, il ne pensa qu’à une simple squatteuse, mais plus tard il avait eu vent d’un vol de volaille chez les Guérand. Eux pensaient à un renard, cependant ils étaient braves mais cons comme des balais, tout le monde savait bien qu’il n’y en avait pas dans ce patelin. C’était la première fois qu’un incident de ce genre arrivait. Puis l’incendie chez Alex Maunier… Trop de coïncidences.
Ses soupçons s’étaient fondés lorsqu’il la vit. Cet éclat terne et sinistre dans les yeux, cette absence quasi-totale d’expressions et cette peau froide, dure, et d’une pâleur cadavérique.
William luttait contre le sommeil, sachant d’expérience qu’une seule faiblesse causerait sa perte. Il trépignait. Après l’incident de la nuit dernière, il savait qu’il y en avait un dans sa ville, seulement il ignorait qu’elle se présenterait le lendemain près des lieux de son crime… Mais peu importe, il avait eu du flair et s’en félicitait. Ses ancêtres pouvaient être fiers de lui.
A sa mort, l’année précédente, son grand-père, Tristan Finn, lui avait légué sa croix celte, et un carnet daté de 1537, dans lequel était contée, par Duncan Finn, l’histoire d’un certain Tristram Finn ; un arbre généalogique complété par le grand-père de William occupait les dernières pages, ainsi que quelques croquis - notamment les portraits à la sanguine de Tristram Finn et de son fils, Duncan.
Le manuscrit racontait comment Tristram Finn avait sa vie durant combattu le Mal, avec bravoure et persévérance. Duncan racontait également comment, lors de ses dix-sept ans, il avait été témoin de l’ignominie d’une de ces créatures maléfiques, qui tua son père avec une violence incroyable. Il racontait qu’il s’était dès lors juré de faire perdurer l’œuvre admirable de Tristram, par-delà les âges…
Le carnet était complété par d’autres aïeux de Will, qui tous louaient la sagesse du père et de son fils, maudissant la bêtise de quelques membres de la famille Finn, qui avaient refusé d’ouvrir les yeux sur l’ignoble vérité.
Malgré ces ignorants, incrédules et pervertis ; le précieux carnet était parvenu à survivre au fil des siècles, six exactement, dix-huit générations, jusqu’à William Finn. Son père, Victor, avait fait partie des incrédules. Tristan en avait toujours été attristé, et avait transmis les enseignements contenus dans son carnet à William, qui pour la première fois de sa vie se trouvait en présence d’un vampire.
Il devait rester éveillé. Il devait agir, ce soir ou jamais. Il ne voulait pas prendre le risque de la voir s’échapper et tuer d’autres innocents. Mais cette… devait-il l’appeler fille ? Cette… chose, ne dormait toujours pas. Combien de temps fallait-il encore attendre?

Dans la pièce à côté, Elvira continuait de réfléchir aux évènements, sans se douter qu’elle était malheureusement tombée trop juste au sujet de son invité impromptu…
Elle repensa à Alex, ce pauvre garçon, qui n’avait rien demandé à personne… Juste là au mauvais endroit, au mauvais moment. Il avait juste servi à assouvir une faim particulière. Aurait-elle pu l’éviter ? Tuer cet homme n’était pas nécessaire, elle n’avait pas su se contrôler, voilà tout. A présent elle éprouvait des regrets, autant que des remords.
Certes ce jeune homme était un inconstant, fiancé et pourtant infidèle. Peut-être méritait il un châtiment, mais pas de servir de nourriture à une créature que l’humanité traite de légende. Légende que l’on raconte aux enfants les soirs de pleine lune pour leur faire peur…
Tous les vampires ne sont pas ces monstres fondamentalement mauvais et sanguinaires, cruels et véritablement ignobles que l’on dépeint dans les romans.
L’Homme s’est placé tellement au-dessus de la bestialité que l’idée qu’il puisse être ce qu’est un mulet pour une meute de loups lui est insupportable. Ils refusent d’imaginer que le cycle ne s’arrête pas à eux ; qu’ils ne sont pas, comme ils le prétendent, en haut de la chaine alimentaire (pourtant sans supermarchés ils se rendraient vite compte de leur connerie…).
Les plus célèbres vampires de l’Histoire étaient pourtant humains, vivants… Ne sont-ils pas autant démons que les vampires ? Les vampires se nourrissent. Les humains tuent pour le plaisir.
Elvira, comme beaucoup de vampires, refusait de se nourrir de sang humain. Alex avait été une exception. Cela lui arrivait une ou deux fois par siècle, pas plus. Elle n’y pouvait rien. C’était comme un végétalien qui pour une fois en dix ans fait un écart et mange un œuf.
Une vie humaine a-t-elle plus d’importance qu’un œuf ?
Elvira était si absorbée dans ses réflexion qu’elle n’entendit pas le cœur en éveil de William, la soudaine et brève accélération de ses pulsations.
Ses pensées revinrent ensuite vers Nathanaël. Plus tôt elle s’était demandé s’il pensait à elle. Réponse négative. Elle avait fait de lui un vampire, que pouvait-elle espérer ? Certainement pas qu’il l’aime.
Bon sang ! Pourquoi toujours en revenir à ces mièvreries ? Quel besoin de parler d’amour ? « M’aime-t-il ? », « Ne m’aime-t-il pas ? », ces questions ennuyeuses traversaient pourtant l’esprit d’Elvira, à son grand désappointement. Elle n’avait pas envie de penser à cela, mais les idées venaient d’elles-mêmes, hors de son contrôle, sans qu’elle ne puisse y faire quoi que ce fût.
C’était peut-être sa punition que de sans cesse se questionner au sujet de ses rapports étranges – même pour une créature fantastique - qu’elle entretenait avec Nathanaël.
En hébreux, Nathanaël signifie « cadeau de Dieu ». Un cadeau. Un cadeau qu’elle s’était fait. Un compagnon. De Dieu… Elle s’était prise pour Dieu, cet être égoïste qui créé sans rien demander à personne… Alors oui, Nathanaël était un cadeau de Dieu. Un cadeau de Dieu pour Dieu.
Un cadeau d’Elvira pour Elvira.
Elvira, la « noble gardienne » germanique. Noble ?! Gardienne de quoi ? Gardienne peut-être du secret de l’immortalité. Ou plutôt, de l’éternité dans la mort.
A quoi bon ? Elle avait livré ce secret à Nathanaël. Elle avait détruit la vie de la seule personne qui comptait un tant soit peu pour elle.
Elle lui avait menti. Son regard n’avait pas croisé le sien ce soir-là, mais bien avant. Cela faisait deux ans qu’elle le regardait de loin.
Avant Nathanaël, elle n’avait jamais réellement voulu se mêler aux humains qui l’avaient rejetée, chassée… Si elle l'avait fait ce n'était que par nécessité, cela semblait évident.
Son âme était différente, elle l’avait ressenti au fond d’elle. A la prime curiosité se succéda de l’affection. Peut-être bien un peu d’amour.
Un jour elle se rendit compte qu’elle assisterait non seulement à sa vie, mais aussi à sa déchéance, puis à sa mort. Ce jour-là, elle crut lui délivrer un cadeau merveilleux.
Elle se trompait. En témoignait la haine qu’il lui vouait depuis plus d’un siècle. Au lendemain de sa mort, Elvira avait pensé qu’il suffirait à Nathanaël que d’un peu de solitude et de temps pour s’adapter. Puis de loin elle comprit à son air éteint, abattu, détruit, qu’elle s’était fourvoyée dans son désir de ne plus être seule.
Aujourd’hui loin de l’aimer, il la haïssait. Nathanaël n’aime pas. Il désire, obtient et oublie. Peut-être devrait-elle songer à en faire autant.
Elvira essaya de reprendre sa lecture.


La montre de William affichait quatre heures trente-huit. Bon sang, quand allait-elle enfin fermer l’œil ?! Il commençait à craindre que ce moment n’arrive jamais…
Il avait soif. Ses trois verres de whiskey avaient rendu sa bouche pâteuse.
Il se leva et demanda d’une voix souffreteuse :
« Euh… Elvira ? Où se trouve la cuisine ?
-Sur votre droite. Tout va bien, William ?
-Oui ! Oui, très bien, j’ai juste un peu soif…
-Vous trouverez des verres sur l’égouttoir près de l’évier.
-Merci. »
Cette voix ne semblait pas émaner d’une femme fatiguée, constata William.
Combien de temps ?
Combien de temps avant que ne s’endorme cette créature ?! Il revint s’installer sur le sofa après avoir bu deux verres d’eau fraiche et après s’être rafraichi le visage. Cela finirait de lever les brumes de l’alcool et le tiendrait éveillé assez longtemps.

William avait « réveillé » Elvira, l’arrachant à ses pensées et à sa lecture. Elle avait déjà survolé quatre chapitres sans parvenir à les lire réellement. L’ayant déjà lu, et le connaissant déjà par cœur, cela n’avait aucune fichtre importance.
Elle finit par se lever elle aussi, se dirigea vers la cuisine, sans faire de bruit pour ne pas réveiller son invité.
« Vous ne dormez pas ? Lança se dernier.
-Non, répondit-elle. Vous non plus apparemment.
-En effet. L’alcool se dissipant m’aura laissé insomniaque.
-C’est bien dommage ! dit-elle en buvant un verre d’eau. J’espère que vous parviendrez à trouver le sommeil.
-Je l’espère aussi pour vous…, répondit-il refreinant un ton sarcastique. »

Elvira retourna dans sa chambre. William continua de ruminer dans l’attente. Les minutes s’égrainaient sans qu’aucun des deux ne se laissât emporter par le sommeil.
Ce ne fut qu’au bout de deux heures qu’Elvira éteignit enfin la lumière.
Dehors le soleil allait bientôt percer faiblement le ciel. Quelques oiseaux matinaux avaient déjà entreprit de chanter.
William attendit encore cinq minutes pour être sûr qu’Elvira dormait.
Bien sûr, elle ne dormait pas au sens où on l’entend, mais en effet elle s’était comme éteinte, à la manière d’un ordinateur que l’on met en veille.
William ne le savait pas, mais elle aurai passé le stade du « sommeil profond » dans deux heures environ. Après cela, elle resterait déconnectée, mais consciente de ce qui l’entoure, alerte au moindre bruit.

Le jeune homme se dirigea vers la chambre à pas de velours, sortant un pieu qu’il dissimulait sous sa ceinture, dans une poche supplémentaire qu’il avait cousu à son pantalon. Le pieu était assez fin pour qu’on ne le remarque pas sous le tissu épais du jean.
Il regarda une dernière fois sa montre : cinq heures et demie. Il était temps !
Il s’approchait lentement, prêt à brandir son pieu.

Soudain, il se senti empoigné à la gorge par une main froide et puissante qui le rejeta en arrière. Il prit le temps d’étudier son adversaire inopiné. Un homme, grand, élancé, aux cheveux noirs. Les yeux aux reflets ambrés témoignaient d'une fureur indicible. Il portait une longue veste noire abimée, style dix-neuvième.

« Ne t’approche pas d’elle, grogna Nathanaël.
-Deux vampires pour le prix d’un ! J’en ai de la chance !
-C’est ce que tu crois.
Il se rua sur William, évitant au passage un coup de pieu. Passant derrière lui, il prit son cou dans son bras gauche. Will essaya de se libérer. Profitant de l’occasion, Nathanaël saisit le pieu de sa main libre et le lança à travers la pièce. L’objet s’écrasa contre un mur, se brisant en des milliers d’échardes.
Gardant sa prise entre ses mains, Nathanaël entraina William à l’extérieur.
-Ne m’oblige pas à te tuer.
-Je vous ai étudié, toi et tes semblables, je connais ce boulot depuis longtemps, ce n’est pas une pauvre menace lancée par un macchabée qui va y changer quoi que ce soit…
-Tu as pourtant été assez stupide pour sous-estimer ta proie.
-En quoi ?
-Tu l’as crue seule.
Ils étaient maintenant en plein milieu de la forêt.
-Ici personne ne te trouvera.
-Idiot ! Je connais cette forêt, il me sera facile de retourner à la maison…
-Pas si je t’en empêche.
William réussit à se libérer au prix d’un effort surhumain, tenta d’envoyer un coup de poing à Nathanaël qui l’esquiva de peu, l’empoigna et lui brisa les os de la main. William hurla puis continua, haletant :
-Le soleil commence à se lever, tu ne tiendras pas longtemps.
-J’ai tout le temps qu’il me faut, rétorqua Nathanaël en saisissant William. »
Il le fit tomber à terre, le cogna à la tête plusieurs fois. La bouche de William n’était plus qu’une plaie vive, en sang, mais ne cessait de sourire malgré la douleur.
Cela enragea Nathanaël qui lui porta un dernier coup qui laissa William mou entre ses doigts.
Nathanaël lâcha sa prise, le regard noir de haine, et alla se cacher plus loin en forêt, laissant là le corps inerte de William.
Il ne lui restait que peu de temps avant que le soleil ne darde ses premiers rayons. Il ne chercha pas longtemps avant de trouver un amas de rocher, non loin de la rivière, qui camouflait une caverne. Juste assez grande pour qu’il s’y cache. Ce serait parfait pour attendre la nuit suivante.

Là-bas, dans la petite maison, éclairée à l'extérieur par les premières lueurs du jour, Elvira restait ignorante du sort de William, ignorante de son absence.
Elle ignorait que cette nuit avait failli être sa dernière nuit.

Le Peuple d'Ambre

Le Peuple d'Ambre


Enfin le soleil se couche sur ma vie défaite, qui n'aura été que le siège de l'apathie et de l'excès. Mon nom est Kenneth MacEnruig, vous ne me connaissez sans doute pas... Non, bien sûr... Il fut un temps où j'étais l'ami, le parent de quelqu'un, mais lorsque j'ai décidé de partir, mon souvenir est parti avec moi. Aujourd'hui je sens que le temps à fait son oeuvre sur moi, et il est temps de laisser une trace de mon histoire.

J'avais vingt-sept ans, et j'étais le type même du jeune insouciant, porté sur l'alcool, les drogues, les femmes. Les pubs enfumés et garnis de mecs comme moi étaient mon territoire, car c'était dans des lieux de ce genre que je passait le plus clair de mon temps. Ça ne me posait pas de problèmes côté  boulot, j'étais barman. Et un barman très en vogue si l'on en croit la vieille gazette de Bannockburn. Oh, ne vous fatiguez pas a chercher l'article, il a été perdu, ou plutôt, c'est comme s'il n'avait jamais existé... Bref, je menait une existence pitoyable, décousue et baignée dans des flots de «carpe diem ». Je me laissais vivre au fil des jours, sans me demander de quoi mes lendemains seraient fait. Les journées étaient toujours pour moi remplies de débauche et d'une sorte d'autodestruction que je me refusais à voir.

A la fin de l'une de ces journées, je rentrais chez moi, bourré, comme à mon habitude, l'allure dégingandée... Je marchais ainsi dans les rues de Bannockburn , cette petite ville a mi-chemin entre Glasgow et Edimbourg, au sud de la Forth et de Stirling. Petit hameau paumé au milieu d'un grand rien fantomatique, de quatre mille habitants, et qui avait assisté triomphante à la victoire de Robert Bruce sur les anglais, ces enfoirés qui ont finalement réussit à rendre l'Ecosse aussi anglaise que Londres elle-même, ne nous laissant que les pubs et le whiskey!
Je marchais donc le long de Station Road, vers Carseview où je vivais, dans un minuscule pavillon mal rangé, que je m'évertuais à laisser en l'état. Il serais cependant plus juste de dire que je tanguait plus que je ne marchait, vu l'état d'ébriété dans lequel je me trouvais...
J'étais en réalité tellement saoul que je titubais sans m'en rendre compte jusque dans un champ à quatre cent mètres de là, désorienté que j'étais par tout ce que j'avais bien pu ingurgiter.
Je m'écroulais ainsi, au beau milieu de nulle part, à demi conscient.
Le regard vitreux perdu dans l'océan du ciel, des étoiles par milliers à la dérive dans le néant, je me surprit à rêver d'extraterrestres traçant des cercles mystiques dans un champ, de sorcières laissant derrière elles un chaos de poussière et de sors oubliés; de dragons lovés au creux du Ben Nevis; de feux follets dansant sur les loch sombres; de Selkies se débarrassant de leurs peaux de phoque dans l'intention de séduire un jeune homme imprudent...
Je n'ai jamais réellement été sensible aux légendes de ce pays, mais ce soir là elles m'ont pénétré, je crois... C'est dans cet état de demi conscience que je me rendis compte que j'étais observé. Nauséeux, je me levai péniblement et chassai l'air de mes mains, épiant le moindre signe d'une présence quelconque. Ce qui me semblait être une suite de mouvement parfaitement coordonnés ressemblait en fait plus à la danse incohérente d'un ivrogne... ce que j'étais, en fait. Le spectacle que j'offrais devait être comique pour la personne que je pensait tapie dans l'ombre! Déséquilibré par mes propres mouvements, je me retrouvais finalement étalé dans la boue, le visage à moitié immergé.
Alors que je gisait là, perdu dans la contemplation de la flaque fangeuse qui envahissait mes cheveux, mes narines, mon oeil et ma bouche entrouverte, je sentis une main se poser sur mon épaule avec une infinie légèreté. Elle me tourna sur le dos avec une facilité déconcertante...
Je gémit, passais une main sur mon visage couvert de boue. Il me fallut rassembler tous mes sens, toute ma concentration éparpillée aux quatre coins de mon cerveau pour apercevoir la silhouette sombre qui se détachait du ciel au-dessus de moi. Il y avais quelque chose de bizarre dans ce personnage que je distinguait à peine. Je n'aurai su dire quoi exactement, peut-être la bizarrerie se trouvait-elle dans ce visage dont je ne voyait pas les traits, mais qui, je le sentais, m'observait fixement.
Une voiture passa non loin de là, dont la lumière vive des phares inonda le visage de l'ombre. Celle-ci se détourna, puis revint sur moi rapidement, avec dans ses yeux - que je découvrait mordorés – une lueur de panique.
Le temps de cligner des yeux, elle avait filé, laissant sur moi une impression que je ne parvenait pas à définir. Trop parfaite pour être du coin, cette fille aux yeux couleur whiskey, la peau mi-miel mi-océan. Son image se fondit dans mon esprit jusqu'à ne plus qu'être un songe. Un rêve de mec ivre et brisé par sa propre déchéance.
C'est dans cet état que je perdit finalement ce qui me restait de conscience. Sombrant dans un sommeil peuplé de naïades aux corps de miel et aux regards de feu.

De la bave... de la bave que je sentais sur mon visage en plus du vent frais qui soufflai, dissipant les dernières vapeurs d'alcool.
« Mais qu'est ce que... marmonnais-je. Merde! Casse toi sale clébard!
  • Hé! Je devrais te dire la même chose, du con!
    Quoi, un chien qui parle? Pensais-je bêtement.
  • Je te le dirai pas deux fois, vire de mon jardin, sale ivrogne! , hurla le berger que je venais tout juste de calculer.
  • Ouais, ouais, ça va... J'me tire. »
Je me levais péniblement et me dirigeai vers Bannockburn Station Road, pour enfin retrouver mon chez moi.

Ayant passé un peignoir miteux, j'entrepris dans un premier temps de prendre une aspirine, dans un second temps de me préparer ce que j'estimais être des oeufs brouillés et du café, et enfin me caler dans mon canapé pour passer le temps.
Entre deux bouchées de l'amas informe qui ressemblait plus à une cervelle en décomposition qu'à un petit déjeuner standard, je repensais à mon étrange apparition nocturne. Son souvenir était néanmoins comme effacé, lointain, sans doute par les effets de l'alcool. Réfléchissant à mon état, j'attribuai cette image à une affabulation, une vision dont j'aurais été victime.
Un son mat et étouffé me parvint depuis la porte d'entrée. Je revint m'asseoir, mon courrier entre les mains. Des factures, des lettres de ma mère, et d'Eibhlin, une ex incomprise... Bof, je jetais le tout sur la table basse sans y prêter plus attention. La Gazette. Je parcouru les articles des yeux, sans vraiment me concentrer sur aucun d'entre eux. Il faut dire, les infos de la région n'avaient rien de bien passionnant: remaniement urbain du côté de Hillpark, incendie dans une maison de Stirling, vol de trois chèvres dans la ferme d'un certain Roy Hensen... J'allais jeter le journal quand je vis que ce Hensen vivait à l'est de Bannockburn, au bout d'un chemin croisant Bannockburn Station Road... là où j'avais atterri la veille. Mouais, les coïncidences sont monnaie courante dans les petites villes, je n'y attachait pas plus d'importance que cela. Cependant l'évocation d'un vol à l'endroit même où j'étais me laissa penser que ma vision n'en était peut-être pas une. L'étrangère était elle voleuse de bétail? Où alors étaient-ce les passagers de la voiture qui débarqua à ce moment? Je me perdait en hypothèses lorsque d'un coup je me rendis compte que celui qu'on allait accuser de ce vol... c'était moi!
Je décidait donc de me rendre chez Roy Hensen, histoire d'expliquer ma présence, m'excuser, et lui faire comprendre que je n'étais pas responsable du vol. Mon initiative fut bien reçue, le vieux Roy n'était – d'après son hospitalité chaleureuse à mon encontre - pas du tout rancunier, il me permis ainsi de repartir l'esprit plus léger. Je longeait donc encore une fois cette route qui m'était à présent familière, mains en poche, un vent frais se brisant sur les traits anguleux de mon visage taillé à la serpe. M'accroupissant près d'un ruisselet, je me penchai en avant et emprisonna un peu d'eau limpide dans mes mains portées en coupe. J'y observait le reflet de cet homme qui semblait autre que moi. Un mec mal fagoté, des cheveux bruns mal coiffés, des yeux vert sombre, qui semblaient perdus dans la contemplation du néant. Je m'aspergeait le visage du reflet de cet autre. L'eau glacée me requinqua un peu.
Un frisson me parcouru l'échine, qui n'étais pas le résultat d'une eau trop froide dans une soirée trop fraîche. Je levait les yeux sur un corps de femme qui semblait façonnée dans la glaise, des courbes pleines et généreuses que couvraient un pantalon retroussé sur les mollets et une chemise de lin grossier quoique léger.
Tout en elle m'inspirait le mot « gourmandise », une peau couleur de miel, cheveux caramel et yeux aussi ambrés que le meilleur whiskey d'Ecosse.
Face à des yeux comme ceux-là, je me sentais l'âme d'un poète, et quel poème se trouvait en face de moi! J'imaginai mille manières d'écrire sa beauté que la veille je n'avais qu'entr'aperçu furtivement. Encore aujourd'hui je ne sait quels mots pourraient être à la hauteur de ce qu'elle était.
Dans un geste que je décrirai comme lascif, elle m'invita à la suivre. Je dut me faire violence pour reprendre contrôle de mes fonctions motrices. Nous remontâmes le cours du ruisselet. Je me prit a imaginer qu'elle aurait dû être papillon dans une autre vie, tant elle marchait avec grâce et légèreté. Fasciné que j'étais, je ne me rendis pas compte tout suite que la nuit était tombée. Je ne sais pas combien de temps nous avons marché, mais en cet instant j'avais perdu la notion du temps, et surtout je m'en fichais.
Lorsqu'elle stoppa sa marche dansante, je sut que nous étions à destination. Le cadre était idyllique; perdu au milieu de toute cette verdure, une minuscule mare, pas plus grande qu'une flaque, coincée entre deux gros rochers.

« Is mise Kelan, dit-elle de sa voix que je découvrait cristalline. Dé'n t-ainm a th'ort?
-Quoi? fis-je, sortant de mon hébétude.
-Hum... Les écossais ne parlent donc plus le gaélique? Il est vrai que je ne suis pas revenue depuis longtemps... Mon nom est Kelan, je suis fille du Peuple d'Ambre. Quel est ton nom?
-Kenneth... Kenneth MacEnruig... C'est quoi le Peuple d'Ambre?

Elle s'assit sur un petit rocher, les pieds dans l'eau translucide. Elle raconta son histoire, en voici le récit tel qu'il est resté dans ma mémoire:

  • Il y a de cela bien longtemps, cette terre n'était pas seul territoire des humains. Elle était également peuplée d'êtres que l'Histoire a perdu, et qui aujourd'hui ne sont plus que légendes à vos yeux. Il y avait fées, elfes, nains, trolls, et géants. Nous vivions en harmonie, cette terre qui fut notre avant l'apparition des tiens, nous l'avons partagée sans nous poser de questions. Nous ne pensions pas que l'Homme était de nature cupide, et au fil du temps ils ont désiré plus et on voulu nous chasser. Nous n'étions heureusement pas sans ressources et de nature pacifique, et décidâmes de leur laisser prendre possession de nos vallées. Nous avons donc créé une brèche entre deux mondes, pour pouvoir continuer notre existence dans un autre espace, néanmoins copie conforme de celui-ci. De notre peuple, seul le roi elfe était de nature assez rancunière pour interdire aux siens de passer d'un monde à l'autre. Cependant, ceux-ci sont aussi de nature curieuse. Certains elfes outrepassèrent cette loi que Kettv, le roi, avait imposée. A cet époque une seule porte avait été créée près de l'actuelle Inverness, elle était gardée par la sorcière Ligia. La première à avoir réussi à abuser Ligia fut Samara, la fille du roi Kettv. Elle vécu auprès des humains un certain temps, et revint dans son royaume avec son fils nouveau né, Zaen. Ils furent tout deux bannis, mais ne pouvant se résoudre a quitter l'un comme l'autre monde, Samara, créa une nouvelle brèche entre ces deux univers, ainsi, elle vécu en nomade, comme Zaen après elle. A la mort de Samara, Zaen prit la décision de rassembler les exilés - dont le nombre ne cessait de croître, de même que les métisses mi-elfes mi-humains -, et créa le Peuple d'Ambre, qu'il nomma ainsi à la mémoire de la couleur des yeux de Samara. Yeux dont j'ai hérité. Je suis Kelan, fille de Zaen, Prince du Peuple d'Ambre, et de Elsa, une humaine qui croisa son chemin. Nous avons pour but de réconcilier les peuples de l'autre monde et les humains, ainsi je t'ai choisit comme témoin de l'évolution du monde, afin de plaider sa cause auprès du roi. Me suivra-tu?


Je restait interdit devant ce personnage qui me racontait son histoire, et aussi invraisemblable qu'elle puisse être, je la croyait. Mes idées s'entrechoquaient, se perdaient dans mon esprit, quand d'un coup je pris pleine mesure de ce qu'elle me demandais. Je n'eus qu'une réponse:

-Je te suivrai, mais je dois te dire avant toute chose, que le monde des humains ne s'est pas amélioré, je dirais même qu'il a empiré. Je suis navré, mais les choses ne sont pas prêtes de changer...
-Je vois. J'espérais mieux, c'est vrai, mais j'ai le temps, et qu'importe le nombre de siècles que ça prendra, je suis certaine qu'un jour nous pourrons à nouveau cohabiter en paix. Je t'ai observé, et j'ai remarqué que certains d'entre vous sont capables de partage et de pacifisme, je trouve cela encouragent. »

Ainsi, Kelan me fit découvrir son monde, et encore aujourd'hui j'ai du mal à en mesurer es richesses. Et comme ces êtres avant moi, on oublia jusqu'à mon existence, j'étais devenu légende. Dans ce monde féerique, je me mariais à Kelan. Arianell naquit de notre union, par la suite elle reprit la mission de Kelan. Moi même, au crépuscule de ma vie, je décidais de revoir mon monde une dernière fois. C'est le constat désolant de cet univers qui était le mien, qui me pousse à vous raconter mon histoire et celle du Peuple d'Ambre. J'espère qu'elle permettra au peuple des Hommes de laisser les légendes revenir à ses côtés; de devenir un peu moins cupides, un peu moins... humains, et un peu plus légendes.





















Précision linguistique: « Is mise Kelan, dit-elle de sa voix que je découvrait cristalline. Dé'n t-ainm a th'ort? » => « Mon nom est Kelan (…) Quel est ton nom? » (gaélique écossais)

Veritas

Veritas

J'aurai pu soutenir le monde de mes mains nues. J'aurais pu rêver des univers qui t'auraient émus. J'aurai pu sentir la foudre sans douleur. J'aurai pu partir dans un monde meilleur.
Mais le monde est trop lourd, mes rêves effacés, la foudre est mortelle et il n'existe que ce monde, aucun autre ailleurs que je puisse espérer.
Les mécanismes de mon âme sont endommagés, ils ne me font plus fonctionner, ils ont perdu toute cohérence.
Hélas, et las de ce poids, je traîne les pieds dans la poussière en rêvant de folies éphémères. Cette poussière grise et dense recouvre tout, mais je crois qu'elle n'existe que sur mes yeux, car certains semblent parler de couleurs et de lumière.
Mon monde est sale et sombre souvent souillé de mornes pensées soufflées par un serpent sifflotant ses mots flottant sur le vent, empesant mes épaules déjà bien basses, ce serpent angoissant s'appelle Veritas.
Une réalité parfois si noire qu'elle assombri la moindre de mes pensées, ma joie s'érode au gré de ces illusions révélées.
J'ai souvent rêvé de mondes plus cléments, pensant qu'ils existaient vraiment. Mais chaque joie s'accompagne de souffrance, chaque merveille d'immondices intolérables.
On ne peut espérer un monde seulement fait de lumière, de couleurs et de joies, mais mon âme est abimée, elle ne peut se résoudre à accepter que douleur et paix puissent coexister. Mais en cela la joie elle-même finit pas s'étioler dans le néant, la joie disparait lentement.
J'aurai pu tenir entre mes mains le monde entier vibrant, mais les mécanismes de mon âme on tué ma capacité d'exister dans la paix, ils ont révélé la réalité: le monde est trop lourd à porter.

24/04/2013

jeudi 18 avril 2013

Metamorphose - Chapitre 3 - Ardent

Chapitre III – Ardent

« Mais non, petite Elvira, tu sais bien que je suis là. Je tiendrais ta main. Pour le meilleur et pour le pire… »
Nathanaël observait Elvira, du coin d’un vieil immeuble. Ses yeux d’ambre la scrutaient.
Il porta une cigarette à ses lèvres. Ses cheveux noirs s’affolaient dans la brise fraiche de ce soir de septembre. Le mois commençait bien, l’automne s’avançait surement, apportant avec lui la fraicheur des vents du nord. Cette année était plutôt fraiche dans le Loiret par rapport aux années précédentes à la même période. Elvira savait choisir les lieux empreints d’une sorte de mystère, et d’un charme certain. Il la reconnaissait bien dans ce petit village : simple et froid.
Des feuilles encore humides de l’orage tourbillonnaient çà et là, tel un feu ardent.

« Elle est belle, non ? »
Nathanaël se retourna vers la voix qui ne pouvait qu’être celle de Keagan, un démon de second ordre. Asexué, comme les anges, il arborait une apparence féminine, aux longs cheveux châtains et aux yeux noirs dans lesquels brillait une lueur rougeâtre. Cela, il ne pouvait le changer. Les yeux d’un démon trahissent toujours sa nature.
Nathanael avait fait sa connaissance quelques deux ans auparavant, il était "l'informateur" qu'il avait mentionné à Elvira. Il était apparu dans sa vie comme par hasard. En fait, c'était comme si Keagan était venu le trouver.

« Oui, sans doute. Je ne suis pas sûr que son âme soit aussi belle que son corps.
-Si. Si, elle l’est. Répondit Keagan distraitement. Tu l’aimes.
-Que viens-tu faire ici ?
-Je le savais ! s’exclama-t-il en riant. Tu t’es amouraché de cette créature, cette… vampirette de bas étage !
-Suffit ! Ou tu risques de regretter tes paroles.
-Comment ?! Toi ? Encore si faible. Tu oublis que je suis né à l’aube des temps ! Non mais regardes toi ! Tu es si jeune, aussi misérable que tous les humains. L’amour te fait perdre la tête.
-Cesse de parler d’amour, tu ne sais même pas ce que signifie ce mot.
-Euh… On s‘la refait ? Bon : Comment ?! Toi ? Enc…
-Oh, arrête, tu m’épuises… Tu es un démon, comment pourrais-tu connaitre l’amour ?
-Oh, je connais bien toutes les subtilités des idiomes de ce monde. Je sais reconnaitre l’amour, comme la haine, même si mon cœur ne peut éprouver ni l’un ni l’autre. Dans ton cas, les deux sont intrinsèquement liés, je le sens. Tu brûles d’amour pour elle. Et cela te fais perdre la tête…
-Je le sais… Je le sais bien, Kea, mais je la hais tellement. C’est elle qui a fait de moi ce que je suis. Dis-moi, si tu sais tout, pourquoi suis-je si attaché à elle ?
-Tu as besoin de trois choses : reconnaissance, amour et haine. Tu as simplement regroupé les trois en sa personne. Amour, car tu l’aimais déjà de ton vivant, tu l’as aimée à la première seconde, ce sentiment est resté en toi tel qu’il était. Haine, car elle a trahit ton amour de la pire façon qui soit. Et reconnaissance, parce qu’elle t’a créé. Méfie-toi, ces états ne peuvent coexister indéfiniment. L’un d’entre eux doit écraser les autres, et il te fera souffrir, quel qu’il soit.
-Vas-tu me dire ce que tu me veux ?
-Oui, oui. Tu m’en offre une ?
-Hein ?
-Une cigarette.
-Tiens. Que me veux-tu ?
-Je te cherchais, dit-il en allumant sa cigarette. Justement au sujet d’Elvira. Il y a une chose importante que tu dois savoir.
-Quoi donc ?
-Commençons par le début. Elvira n’est pas un vampire, mais un dhampire.
-Pardon ? s’exclama Nathanaël.
-Oui, un dhampire. Sa mère était vampire, son père était humain. Elle est née de cette union atypique.
-C’est impossible, les vampires sont morts, ils ne peuvent pas…
-Oh si, ils le peuvent. Pas comme des êtres humains, cela va de soi, mais… enfin faisons simple. Tu as étudié la biologie, n’est-ce pas ?
-Oui…
-Tu sais donc comment se reproduisent les êtres vivants, je veux dire, d’un point de vue biologique et chimique. Des messages chimiques sont envoyés au cerveau et, enfin, tu connais la suite. Des ovaires, ovules, spermatozoïdes et autres conneries de ce genre, que bien heureusement je ne connaîtrais jamais ! Bref. Lors de la vampirisation, l’être meurt et ressuscite sans ses fonctions vitales. Pour faire simple, le cerveau fonctionne encore, mais les connexions sont rompues, et les cellules n'évoluent plus. Or, tu marches, tu parles, bref, les fonctions motrices fonctionnent encore.
La vampirisation est un mécanisme complexe, tu deviens un autre être, sur la base de celui que tu étais précédemment. En gros : un vampire peut procréer, tout comme il peut marcher, parler et manger. En somme, les fonctions basiques d’un être, quel qu’il soit. C’est là les connexions qui n’ont pas été coupées. Cela dit, ça n’active que la connexion, peu de dhampires survivent s’ils n’ont pas un apport de vie, et… là je doute que ça t’intéresse tellement…
Bref, les dhampires ont plus de chance de survie s’ils sont portés par une femme humaine. Elvira est une exception, sa mère a trouvé un moyen pour la tenir en vie. Puis elle est née, humaine bien sûr, jusqu’au jour de sa mort, ou elle a réveillé son moi vampirique.
-Eh bien… Tout ceci est passionnant, mais pourquoi me le dire, à moi ? Ne vaudrait-il pas mieux le dire à la principale intéressée ?
-Par son ignorance de ce qu’elle est, Elvira est dangereuse. Je n’ai su la vérité à son propos il n’y a que très peu de temps. Moi-même je ne peux pas intervenir directement auprès d’elle. La vérité pourrait la pousser à commettre un acte de folie envers sa génitrice, et tu sais ce que cela implique. Elle doit pourtant savoir. C’est une question d’équilibre. A cause d’elle cet équilibre s’effondre déjà… Tu ne vis pas depuis assez longtemps pour avoir vu le monde sombrer petit à petit.
Jusqu’à présent nous ne pensions pas qu’elle était à l’origine de ce déséquilibre. Maintenant que nous le savons, il nous faut absolument rétablir l’ordre. J’ai besoin de toi pour cela. Tu l’as mise sur la piste de Zhoran, c’est bien. Mais ça ne suffira pas.
-Mais… qu’attends-tu de moi ? Je ne comprends pas… Comment peut-elle être à l’origine d’un tel problème ?
-Contrairement à ce que tu sembles penser, anges et démons ne savent pas tout. Je ne détiens pas la clé du problème, c’est à toi de la trouver. De plus, nous n’avons pas le droit d’intervenir, nous ne sommes que des messagers, qui surveillent l’ordre du monde et qui parfois peuvent prévenir… comme maintenant.
-Explique-moi en quoi le monde se déséquilibre ?
-C’est subtil. Il y a de cela des millénaires, le monde n’était pas peuplé par les seules espèces vivantes que nous connaissons aujourd’hui. Ce que les humains appellent légendes, mythes, étaient bien réels. Puis par cupidité, les hommes voulurent évincer ces êtres et prendre possession des terres. Les détails ont peu d’importance, mais il s’en suivit que des brèches furent ouvertes sur d’autres univers, là où ces êtres trouvèrent leur place. Seules quelques espèces franchissent ces portes d’un monde à l’autre : le Peuple d’Ambre, les anges et les démons, ceux que les mythologies appellent dieux, et quelques autres créatures. Mais il y a aussi un troisième monde, celui des morts. C’est un monde où les vampires ne se nourrissent pas de sang mais d’énergie psychique uniquement. C’est dans ce monde que vont les âmes des humains lorsqu’ils meurent. Certaines de ces âmes restent néanmoins attachées à leur monde, soit en errant en tant que spectres, soit en se réincarnant. Les autres, celles qui vivent au royaume des morts, servent de nourriture aux vampires, sans pour autant qu’elles ne disparaissent. Leur énergie psychique est inépuisable.
«Ce qui se passe avec Elvira, c’est qu’elle est en train de refermer ces brèches. C’est là qu’est ce déséquilibre. Le processus est lent, mais voilà plusieurs siècles que nous constatons que d’un côté, les créatures comme le Peuple d’Ambre, viennent dans ce monde de plus en plus rarement, et que d’autre part, les âmes des morts humains restent bloquées sur terre. Dans notre cas, c’est assez simple : nous ne pouvons plus veiller à la bonne marche des mondes, si nous ne pouvons aller de l’un à l’autre. Or, sans me vanter, il se trouve que nous sommes indispensables… Sans nous, il n’y aurait plus ni bien ni mal, entre autres choses, et l’être humain finirait par se détruire, et détruire son univers. Cela ne peut être. Les conséquences sont inexplicables, elles te dépasseraient de loin. Mais la conséquence à ton niveau, c’est que si aucun vampire ne peut rejoindre son univers, ils finiront par empoisonner la terre. Je ne peux t’en dire plus, mais l’être humain comme chaque être vivant doit exister, cela a été écrit ainsi.
« Je ne sais pas quelles sont les mécaniques qui aboutissent à ce résultat, mais il est clair qu’Elvira en est la cause. Un être qui ne sait pas où est sa place est un être dangereux. Qui plus est lorsque son pouvoir dépasse l’entendement… Les circonstances de sa naissance sont exceptionnelles, et cela induit une existence exceptionnelle. Sauf qu’elle l’ignore… Elle s’ignore, en fait. Il faut qu’elle sache.
-Donc, mon rôle consiste à lui faire reconnaitre sa… sa place en ce monde ?
-C’est exact.
-Bien. Je ne sais pas comment m’y prendre, mais je trouverais un moyen.
-Merci. Tâche… de ne pas y mettre trop de temps. Nous estimons la fermeture définitive des brèches à trois ou quatre siècles. C’est court… Très court.
-J’aurais une dernière question… Pourquoi moi ?
-C’est simple. Tu as un peu d’elle en toi. Tu la connais mieux que personne, et elle a confiance en toi. »

Keagan jeta sa cigarette au sol, et l’écrasa avec le talon de sa botte. Puis il releva le col de son trench coat beige et se retourna, avant de partir, lentement, les mains dans les poches. Puis il disparut dans un tourbillon de feuilles orange. Ardent comme un feu sauvage.

Nathanaël resta là, et las, lourd de ces révélations dont il ne savait que faire. Au loin, Elvira, ignorante de la situation, et surtout, ignorante de ce qu’elle était, errait çà et là, comme absorbée dans ses pensées. Une larme coula sur la joue du vampire, qui prenait soudain conscience de sa tâche.
Keagan avait raison. Il l’aimait plus qu’il ne l’aurait souhaité, plus qu’il ne voulait l’avouer. Pourtant il ne pouvait s’empêcher de la haïr, de lui faire payer. Il le fallait.
Elle était si belle, à déambuler ainsi à travers la foule, un gilet couvrant négligemment ses épaules.
Les paroles de Keagan martelaient son esprit. Parlant de déséquilibre, il pensait chaos. Le chaos…
Zhoran était une aide précieuse. Il lui dévoilerait une partie de la vérité. Le métamorphe est comme un oracle. Il ne peut mentir, mais dit avant tout ce que l’on veut entendre. C'était ce que lui avait confié Keagan.
Il resta là longtemps à réfléchir, ayant soudain prit conscience qu’il n’avait pas en main son seul destin.

« Il faut que je garde un œil sur elle, pensa-t-il. Cependant, je ne dois pas me montrer, cela lui semblerait trop suspect. »
Nathanaël jeta un œil sur sa montre de gousset. Il avait offert la même à Elvira, qui ce jour-là marquait l’heure de leur rencontre…
Trois heures du matin. Elvira ne partirait que demain, sans doute. Tard, le soir, il faudra auparavant qu’elle trouve une voiture.
Pourquoi garde-t-elle toutes ces choses ? N’a-t-elle pas la même sagesse que la mienne ? Pourquoi garder tant de livres quand tout est inscrit dans sa mémoire ? A bien y regarder, il y a longtemps que Nathanaël aurait dû voir qu’elle n’était pas totalement vampire. Oh, elle l’était pourtant, sur bien des égards, mais l’humanité en elle la trahit.
Elvira… Quelle ne sera pas ta déception, ton égarement. Cette nouvelle va t’abimer, ma douce Elvira.
Il la vit sortir d’un bar miteux, soutenant un homme ivre…
« Non… tu n’es pas seule. Et je ne parle pas de ce type. Tu n’es pas seule, je tiendrais tes mains, Elvira, tu n’es pas seule… »

jeudi 4 avril 2013

Metamorphose - Chapitre II - Nathanaël

Chapitre II- Nathanaël

Elvira s’en voulait, elle qui d’habitude ne faisait ça que lorsqu’elle y était contrainte. En l’occurrence, elle aurait pu faire autrement.
Ses marques de brûlures s’effacèrent et les souvenirs d’Alex se déversaient en elle.
En se rhabillant elle se dit qu’il lui fallait effacer toute trace de son crime. Elle entreprit d’abord de fouiller l’appartement. Elle trouva un coffre dans un placard, dont elle démonta la porte. Elle y prit quelques liasses de billets et une bague, qu’elle pourrait revendre à un prêteur sur gages si besoin. Il était fiancé, et d’après les souvenirs du jeune homme elle sut qu’il avait une excellente situation dans une boite d’infographie. D’où le style cossu de l’appartement, songea-t-elle. Elle empocha également trois paquets de cigarettes, une bouteille de whisky et quelques bières. Elle fourra le tout dans un sac de sport en matière vinyle trouvé dans la chambre – oubli d’une précédente conquête, devina-t-elle.
Enfin dans le salon elle prit une bougie qu’elle alluma, et la jeta contre les rideaux de crêpe blanc, qui s’embrasèrent en un instant. Très vite, le feu se propageait. Elvira sortit silencieusement, s’enfuit, ne se retournant que pour voir les flammes s’échapper par les fenêtres, la fumée qui se frayait un chemin entre les gouttes de pluie.
Déjà, quelques personnes s’attroupèrent devant l’immeuble, rejointes par ses occupants.
Elle repartit aussitôt, courut vers sa maison. La pluie cessa aussi brusquement qu’elle était apparue. Une fois devant la bâtisse qui lui était à présent familière, elle se sentit désemparée, frappa le mur de son poing, détachant de lui quelques morceaux, avant de s’assoir contre lui.

Elle sorti une cigarette, fuma en regardant les volutes de fumée s’évaporer dans l’air face à elle. Les dernières gouttes de pluie ruisselaient sur son visage alors qu’elle entendait Vitalic jouer The Past par l’intermédiaire du poste qu’elle avait laissé allumé en partant. Le tonnerre continuait de gronder au loin.
Elvira sentait une présence qui la mettait mal à l’aise.

« Ah ah ! Du grand art, Elve, tonna une voix masculine qui brisa le silence. Tu as aimé ça, n’est-ce pas ?
Il ne fallut pas longtemps à Elvira pour identifier cette voix grave, légèrement cassée.
-Nathanaël. Je te croyais en Sibérie. Où quelque part dans ce coin…
-J’y étais, en effet, mais comme tu peux le constater, je suis revenu. Je n’y suis pas resté longtemps, vois-tu. J’apprécie peu le goût des russes, leur sang est vicié par le gel et la vodka, le sucre et l’alcool rendent leur sang visqueux comme de la glu. Leur chair est trop durcie par le froid. Ils ont un goût détestable… dit-il sur le ton de la confidence.
-Tu n’es pas là par hasard.
-Bien sûr que non ! Je me suis dit que tu aimerais avoir connaissance des informations que j’ai pu glaner. Il m’a fallu pas mal de temps pour trouver quelque chose de valable, mais n’avons-nous pas l’éternité devant nous, Elve ?
Sa voix avait pris un ton grave et lourd de sous-entendus sur ces derniers mots.
-J’étais donc dans la région, continua-t-il, lorsque j’ai senti un cœur se vider de son sang et de son énergie. J’ai su que c’était toi. Entre nous, profiter du désir humain pour arriver à ses fins, c’était d’une ingéniosité qui force le respect, mais tu devrais changer de méthode.
-Je ne le maitrise pas.
-Je sais, c’est ce que tu as toujours dit.
-Tu me cherchais, dis-tu ?
-Exact. As-tu déjà entendu parler de Zhoran ?
-Non, qui est-ce ?
-Connais-tu le mythe d’Hypnos, le dieu du sommeil, et de ses fils qu’on appelle les Songes ? Je suppose que oui. Disons que Zhoran est à lui seul Ikélos, Phantasos et Morphée. C’est un métamorphe. Il se trouve qu’il sait beaucoup de choses. Il pourra t’aider sans aucun doute, enfin c'est ce que dit mon informateur... Je n'en sait pas plus sur Zhoran. En outre, je sais quels étaient les vampires en activité dans ta région natale ce jour-là. Je tiens cette information de Aislinn, qui elle-même la tient de Marcus, qui lui la tient de Malika, qui elle-même…
-Je t’en prie, Nathanaël, abrèges mes souffrances, Ô toi qui détient le savoir… s’exclama Elvira à bout de patience.
-Le sarcasme ne te sied guère, très chère. Il y en avait peu. Tu as de quoi noter ? demanda-t-il tout sourire. Mouharf ! J’étais déjà très drôle de mon vivant, mais là j’atteins des sommets !
-Ravie de l’apprendre. Les noms ?
-Dallón, Lüdwig, Sebastian, Joast, Lasair, Ilias et Alban.
-Laisse tomber Lüdwig, c’est un vieil ami. Où puis-je trouver les autres ?
-Ça, je ne sais pas, et c’est là que Zhoran intervient. Il… ou elle, ça dépend de ses humeurs, te dira tout ce que tu veux savoir. Non content d’être Morphée, c’est aussi un oracle…
-Et où puis-je le trouver, lui ?
-C’est là que ça se corse… Pour le trouver, trouve Yggdrasil.
-Pardon ? C’est une farce ?
-Non, j’en ai bien peur. Mon informateur était formel.
-Eh merde.
-A la tienne.
-Je t’offre une bière ?
-Ouais. Tu te souviens de notre rencontre ? demanda Nathanaël.
-Comment l’oublier. Tu me le rappelle à chaque fois.
-C’est de bonne guerre.
-Hum. C’était en septembre de l’année 1873, dans les faubourgs de Londres.
-Une belle époque, dit-il en soulevant les pans de sa veste.

Il descendit du toit où il s’était perché, pour mieux apprécier la discussion qu’il avait lancé.
-En effet c’était une belle époque, murmura Elvira en revoyant après des années le visage fin de Nathanaël.
Elle commença le récit de leur rencontre, désireuse d’oublier Alex, son corps vide, et le bruit des sirènes qui retentissaient encore.
-Il faisait chaud cette nuit-là du moins à en juger les attitudes des passants. Chaque femme avait son éventail. Dans les rues, les promeneurs discutaient politique. De Napoléon III par exemple. Mort en janvier à Camden Place ; dans le comté de Kent, où il vivait depuis trois ans déjà ; les gens se sentaient proche de lui, je pense. Je me souviens de quelques français exilés auprès de leur pathétique empereur.
L’Europe elle-même était en pleine effervescence ; entre le krach de Vienne, le départ de Thiers en France, remplacé par McMahon, le poète Verlaine qui blessa son amant dans un accès de folie. L’évacuation de Verdun par les troupes allemandes, leur défaite en 1871 ; la France amputée de l’Alsace et de la Lorraine. Et tous ces morts… Ceux noyés avec le paquebot britannique RMS Atlantique, ceux tués par le Smog… Et l’Alexandra Palace de Londres, détruit dans les flammes.
Putain ! Quelle année de merde ! Seul point positif, dans une certaine mesure : la fondation de la brasserie Heineken à Amsterdam ! A l'époque elle n'avait pas ce goût de flotte qui la caractérise aujourd'hui!
-Je préfère les bières irlandaises, vois-tu ?
-Oui, moi aussi, mais c’était quand même quelque chose ! répondit-elle. Oh et j’allais oublier un homme que j’admirais à l’époque : Joseph Chamberlain. Je l’admirais pour son optimisme, lui qui voulait changer la face de Birmingham ! A quoi cela peut bien servir, quand on voit le monde tel qu’il est aujourd’hui ? Le pauvre homme s’est donné tant de mal, pour rien. Dommage que ses descendants aient eu une vision des choses si différente de la sienne, en un sens. Bien que radicaliste, il n’en était pas moins juste dans ses idéaux. Son projet urbanistique tenait la route. Bref… Une période où se mêlaient bien-être et tensions vivaces. Ce soir-là en tout cas, l’atmosphère était lourde. Je crois avoir déjà dit qu’il faisait chaud.
« Les femmes ; engoncées dans leurs jolies robes à froufrous et leurs corsets, bleu pâle, jaune, vert émeraude… ; s’éventaient avec ferveur en riant aux paroles de leurs hommes. Les femmes… Elles suaient la sensualité. Les tissus s’entrouvraient sur leur décolleté laiteux. Si pleins… si… appétissants, qu’on aurait presque mordu dedans, là, au milieu de la foule. Je les regardais rire, folâtrer au côté des hommes qui discutaient gravement de la situation politique et économique du royaume. Comme si leurs mots avaient pu changer la face du monde. C’était une nuit placé sous le signe du paradoxe. Rires, grandes pensées, libertinage et débats enjoués.
« Et il y avait toi, de l’autre côté de la rue. Je sirotais mon verre de porto. Tranquillement. Et je t’observais. Du premier regard, j’ai su. J’ai su que ce serai toi. Tu étais là, adossé contre un mur, fumant un cigare de médiocre faction tandis qu’une pathétique femelle tentait de te faire la cour.
-C’est vrai. J’avoue que mon goût pour les cigares de premier prix était sans doute ce qui me faisait le plus défaut. Mais j’ai changé… aujourd’hui je ne fume plus que des cigarettes de premier choix ! Belle évolution, non ?
-En effet, on peut dire que tu sais passer d’un extrême à l’autre. Hier mauvais cigares, aujourd’hui clopes à trois sous… remarquable ! Cela dit, ça te donnait un charme certain. Un peu bohème, libre de toute pression capitaliste. Enfin, le terme n’est pas approprié… j’oubliais qu’alors il n’existait pas. Toutes ces années commencent à peser sur moi, je me perds dans tous ces néologismes inutiles.
« Je te regardais, donc. Et nous avions belle allure ! Toi dans ton élégant costume sombre, une veste queue-de-pie sur une chemise blanche à long col, un chapeau haut-de-forme sur la tête, comme il était d’usage à l’époque.
-Oui… Je t’observais moi aussi. Tu semblais si… mystérieuse, dans ta robe bleu nuit au style grec antique. Et tes mains gantées de mitaines en dentelle noire, longues jusqu’au-dessous du coude. Une bague sertie d’une pierre de lune ornait ton doigt fin, captait la lumière orangée des réverbères. Tes cheveux… (ce disant il saisit une mèche qui s’attardait sur la joue d’Elvira) bruns, presque noirs, noués en un chignon élégant laissant retomber quelques lourdes boucles sur ta peau blanche. Une voilette mouchetée noire, prolongement d’un ravissant bibi du même bleu que ta robe, recouvrait ton œil droit. Tes yeux… maquillé de noir charbonneux. Et le rouge de tes lèvres (il passa le bout de ses doigts sur la-dite bouche)… si profond, contrastant avec l’ivoire de tes dents mâchouillant ton porte-cigarette.
-Eh… ne t’égare pas…, susurra confusément Elvira.
-Tu étais… tu es très belle, petite Elvira, il ne faut pas t’en offusquer.
-Je rougirai si je le pouvais… Tu n’étais pas mal non plus. Tu me plaisais. J’ai abandonné mon verre à moitié plein pour te rejoindre, pour te parler, pour…
-Pour m’avoir. Et tu m’as bien eu, petite salope, grinça-t-il tout en enserrant le cou d’Elvira de sa main longue et blanche, juste sous la mâchoire. Je t’ai suivi dans ta chambre. On a baisé comme des sauvages, c’était…magique. Tu m’as donné la vie en me tuant, mais tu m’as brisé. A jamais mort, toujours en vie. Grâce à toi. (avec un regard sombre, mauvais, il hurla:) N'as-tu pas honte de ce cadeau mortel ? Hein ?! Pourquoi ? Je te le répète encore aujourd’hui, petite Elvira : pourquoi moi ?
Elvira baissa les yeux, puis les releva pour regarder Nathanaël, puis répondit :
-Je souhaiterais tellement avoir une réponse à te donner… Mais je n’en ai pas. Tu étais là, en face de moi, et j’ai su… J’ai su, c’est tout. Je voulais… je voulais… Je ne sais pas…, peut-être me sentir moins seule… Je vivais déjà depuis cinq siècles et vingt-six ans de solitude… Jamais je n’aurai dû partager mon fardeau, mais c’était trop dur, trop lourd à porter… Je suis tellement… désolée… Et j’ai fait de toi un monstre, une apocalypse… Combien d’innocents as-tu dévoré ?
-Des milliers peut-être. Comptes-tu tes repas pour une année ? Les comptes-tu pour un siècle ? Pas moi. Quand j’ai faim, je mange, c’est aussi simple que ça.
-Je ne vois pas les choses ainsi…
-Avons-nous le choix ? Bien sûr, toi tu ne manges pas, tu te contentes de condamner les autres à te suivre. A quoi pensais-tu quand tu m’as fait boire ton sang ? Tu étais trop naïve pour penser que je ne serai pas ton clone, docile et malléable. Tu m’as imposé une non-vie. Une immortalité que je ne désirais pas. Toi et moi, nous ne pouvons mourir. Mais on peut offrir ça aux humains. Eux au moins peuvent connaitre le repos éternel. Tu aimerais connaitre ça, n’est-ce pas ? Moi aussi et plus que tout. Il faut se dire… qu’on ne leur ôte pas la vie, on leur offre la mort que nous ne connaitrons pas. Chhh… Ne pleure pas, petite Elvira. Je hais ce que tu as fait de moi. Je te hais, rien n’est plus certain que cela. Mais je refuse de te voir pleurer.
-Pardonne-moi…
-Impossible. Je n’en ai pas la force.
Il essuya une larme qui glissait sur sa joue.
Après un silence qui sembla interminable, Nathanaël reprit, plus enjoué :
-Bien ! Montre-moi donc ta caverne ! Le soleil va bientôt se lever.
- D’accord… »

Ils rentrèrent tous deux dans la petite maison. Après quoi, Elvira prépara du thé avant de s’assoir près de Nathanaël, sur l’un des fauteuils. Elle lui tendit une tasse fumante. Il la prit à deux mains, but une gorgée et la posa sur la table basse. Il prit celle d’Elvira et la posa à côté de l’autre. Lui prit son visage entre ses mains et lui baisa les lèvres.
« Cesses de faire ton romantique, dit-elle en le plaquant contre le dossier. Fais-moi l’amour. »
Nathanaël se leva après s’être libéré de l’étreinte d’Elvira. Il enleva sa veste et sa chemise. Torse nu, il empoigna le bras d’Elvira et la tira vers lui pour la faire se lever. Celle-ci l’accula contre un mur, renversant une pile de livres au passage. Ils se dévorèrent les lèvres, yeux dans les yeux. Nathanaël prit le cou d’Elvira entre ses mains. Ces dernières descendirent le long des épaules, faisant glisser les bretelles de sa robe, qu’elle avait enfilée deux minutes plus tôt, dévoilant ainsi sa poitrine, ses seins blancs.
Très vite ils furent nus. Il la pénétra, elle leva la tête, les yeux, lui empoignant les cheveux.
Etrange qu’un vampire, dénué de vie, de souffle, de battements de cœur, puisse jouir avec tant de fièvre. Il semble que ce soit là le seul instant où la vie réintègre leur corps. Un seul instant seulement.
Une fois qu’il en eut fini, Nathanaël alla s’assoir, nu, sur le fauteuil, et entreprit de finir son thé. Il était froid.
Elvira resta adossée au mur, les yeux dans le vide. Une larme traça un sillon humide sur sa figure. L’essuyant du poignet, elle imita Nathanaël et bu son thé elle aussi.
Un silence pesant se faisait sentir. Ce fut une sirène de police qui le brisa.
Elvira n’y prêta pas attention. Au bout d’un instant le bruit strident commença de diminuer, et le silence revint. La police jugea sans doute l’endroit désert.
Elvira jeta un œil vers Nathanaël. Celui-ci bougeait peu, portant à intervalle régulière la tasse froide à ses lèvres, lentement, comme s’il en savourait les saveurs.

Et ce silence, encore le silence. Lourd. Etouffant.
Il fallait qu’elle trouve quelque chose à dire. Elle entrouvrait les lèvres, mais se ravisait aussitôt. En cet instant les mots semblaient superflus. Qu’aurait-elle pu dire ? Qu’elle regrettait ? Il ne la croirait pas et rejetterait ses excuses une fois de plus. Qu’elle l’aimait ? Surement pas. Pour elle il n’était qu’un ami. Au-delà, un plan baise. Aurai-t-elle pu lui dire que c’était fantastique, qu’elle avait pris son pied comme jamais auparavant ? Non, une banale partie de cul, rien d’extraordinaire. Nathanaël était un amant fabuleux, c’est vrai, mais avec lui c’était toujours bestial, l’acte ramené à quelque chose de vulgaire. En cela il voulait lui faire mal, et y parvenait.
Après un long, très long moment de réflexion, elle réussit enfin à articuler :
« Que vas-tu faire ?
-Finir mon thé.
-Je veux dire, après ?
-Je ne sais pas. Repartir vers Hambourg, peut-être. Ouais… Hambourg c’est bien.
Silence…
-Je vais me coucher, annonça Elvira, à court de mots.
-Mouais. Répondit-il distraitement.
-Bien. Te reverrais-je à mon réveil?
-Tu connais déjà la réponse. Arrête de poser des questions connes, ça te rend laide.
-La belle affaire…
-Dors bien.
-Ouais… »
Le silence retomba aussi soudainement qu’il avait été brisé.

Elvira se coucha sur son lit, jetant à peine un œil vers la pièce qu’elle n’avait pas encore passé en revue. Seul le lit l’intéressait. Il avait sa tête contre le mur, une table de nuit de chaque côté, une petite lampe de chevet sur celle de gauche. Elle remarqua cependant une grande armoire de bois brut, un papier peint fleuri bois-de-rose aux murs, et des voilages blancs en guise de rideau pour l’unique fenêtre, à droite du lit.
Un épais édredon recouvrait ce dernier. Elvira coinça un oreiller moelleux entre sa tête et son bras. Elle s’endormit aussitôt, la tête emplie de souvenirs qu’elle aurait préféré oublier.
A son réveil, à la tombée de la nuit, Nathanaël avait disparu. Comme toujours. Sur la table, un morceau de papier déchiré et corné. Elvira le lu et le froissa dans sa main.
Il eut été absurde d’attendre quelque chose de Nathanaël, elle le savait. Entre eux, il n’y avait jamais eu autre chose que du sexe, un désir haineux.
A quoi d’autre pouvait-elle s’attendre ? Elle était la cause de cette détestable relation.
Nathanaël, l’élégance incarnée, un baisodrôme ambulant, était aussi ce qui lui tenait lieu d’ami. Le seul, parmi tous les autres, en qui elle avait confiance et qui était assez sincère pour lui avouer son dégout d’elle. Présent lorsqu’elle avait besoin d’être soutenue. Il ne comprenait pas tout d’elle, mais faisait de son mieux.
Il la haïssait, certes, mais elle n’était pas son ennemie. On raconte qu’un vampire reste profondément attaché à son créateur. C’était peut-être vrai pour Nathanaël.
Depuis cent trente-sept ans, toujours le même schéma qui se répétait : une épaule pour pleurer contre la satisfaction d’un désir sauvage et brûlant.
Puis il partait, ne laissant derrière lui qu’un simple mot dont seule Elvira pouvait comprendre la portée.
La situation ne satisfaisait l’un et l’autre que dans une certaine mesure, l’un ayant l’illusion de vengeance, l’autre ayant l’illusion d’être aimée ; leurs désirs profonds n’étant jamais assouvis.
Cependant ni l’un ni l’autre ne parvenaient à exprimer ces désirs, ils restaient enfouis, et ils restaient sourds l’un à l’autre. Ce qui était dit entre eux n’était que la face émergée de l’iceberg. Ca n’avait jamais été autrement.
Leur histoire, une sorte d’amour infini, immuable, qui s’autosatisfaisait, et une haine implacable.
Se pouvait-il qu’ils s’aiment ? Oui. Sans nul doute, mais aucun des deux n’en avait conscience. Ou du moins, ils refusaient de l’admettre, c’eut été s’avouer vaincu. Pour Nathanaël, cela signifierais perdre ce but chimérique qui lui permettait de survivre. Il lui fallait une raison à son sort. Cette raison, c’était Elvira. Il lui fallait donc la haïr.
Pour Elvira, aimer Nathanaël serait s’abaisser à devenir victime de cette haine, or elle voulait donner l’illusion que le traitement qu’il lui réservait ne la touchait pas. D’une certaine manière, elle estimait mériter ce sort, et au fond d’elle-même avait peur que Nathanaël ne disparaisse à jamais, la laissant seule avec ses démons.
En somme, ils avaient désespérément besoin de l’existence de l’autre.

Ils vivaient l’acte d’amour de façon fusionnelle et sans contrainte, qu’ils ne prenaient que comme quelque chose de matériel, juste… corporel. Un amour sans sentiments exprimés. Un amour que pourtant aucun être – humain ou non – ne pouvait éprouver. Un amour que l’on ne vit que dans le partage d’une mort illusoire, ne laissant que peu de place, sinon aucune, aux épanchements romantiques et à la sensiblerie. Un amour mû par le désir sauvage des corps, la volonté inavouée de lier leurs âmes, pour un instant. Un instant pour oublier.
En définitive, l’amour des premiers âges du monde. Intemporel, mais peu à peu oublié des vivants, réinventé par les morts.

Elvira lâcha la boule de papier qui roula sur le sol, et alla se laver. Elle enfila un jean et un tee-shirt blanc avant de nouer ses chaussures. A présent elle savait quoi faire. Elle devait maintenant se concentrer sur la recherche du métamorphe, Zhoran.
Un métamorphe est en général assez aisé à trouver. Enfin, tout dépend du métamorphe… Zhoran n’étais à l’évidence ni un lycanthrope, ni un représentant des Cat People (ou « chat-garou », pour faire simple). Zhoran avait ceci de plus qu’il n’était pas un métamorphe animal, comme les trois quarts de ses congénères. Non, lui était un habile mélange des trois fils d’Hypnos. Peut-être même avait-il inspiré ce mythe… pensa Elvira. Ikélos était celui qui se changeait en animal, Phantasos en objets inanimés ; et Morphée, le plus célèbre d’entre eux, avait la possibilité de prendre diverses figures humaines, comme lorsqu’il apparut à Alcyone sous les traits de son mari, dont elle ignorait le décès en mer. « Détachant alors les ailes de son corps, il prend les traits de Céyx… » dit Ovide à son propos dans ses Métamorphoses.
Bref, Zhoran en Songe qu’il était, s’avérait plus difficile à trouver.
Sa demeure se trouve dans un frêne. Jusque-là, tout va bien. Si ce n’était le fait qu’il s’agissait rien de moins qu’Yggdrasil, l’arbre monde de la mythologie nordique.
Trouver un mythe dans un mythe, voilà qui était cocasse ! Et là, tout de suite, l’entreprise s’avérait… disons, difficile à mener.
Un être magique dans un arbre… Elvira ne put s’empêcher d’imaginer une grand-mère feuillage décrépite, au visage écorce de saule. Elle aurait voulu pouvoir s’en amuser.

Chercher Zhoran signifiait aussi quitter cet endroit. Cette vieille baraque abandonnée était le plus joli coin dans lequel Elvira ait vécu. Pourtant le départ était inévitable. Elle se promit d’y revenir une fois toute cette affaire terminée. Elle se voyait bien y couler une existence paisible, sinon heureuse. En attendant, elle voulait profiter encore un peu de ce havre.
Elle n’était là que depuis cinq nuits, pourtant elle s’était déjà attachée au lieu. Il lui rappelait la maison de son enfance, en Bretagne, près de l’actuelle Fougères. C’était une petite bâtisse de pierres grises, bordée d’une immense forêt de conifères, une rivière chantait au loin, et au sud s’étalaient les champs de blé, d’avoine et d’orge. Un potager à l’est côtoyait un grand poulailler, et dans un petit enclos paissaient des chèvres et deux vaches à lait. Chaque jour Elvira et son père avaient droit à de beaux œufs et du lait frais pour accompagner leur potage.
La maison qui avait entendu ses premiers cris, en 1347, lui manquait terriblement. Elle avait six cent soixante-cinq ans. « Déjà, songea-t-elle. Déjà si lointain le temps où je riais sous les arbres, où je grimpais aux branches du grand aulne. Déjà si loin le temps où des bras aimants m’embrassaient lorsque l’orage grondait… »

Réprimant une vague de douleur, elle entreprit de rassembler ses affaires. Elle regretta d’avoir abandonné la voiture qui l’avait conduite en ce lieu.
Son père disait souvent qu’un problème sans solution n’en était pas un, et que ne pas chercher la clé de ce problème était comme faire preuve de lâcheté. Il était temps de mettre en pratique ce vieil adage. Ce pour tous les problèmes : trouver un moyen de transport, trouver Yggdrasil, trouver Zhoran, trouver ce salaud qui avait fait d’elle un monstre sanguinaire sorti tout droit d’un mythe babylonien et le tuer. Jusqu’à présent, elle avait été trop lâche.
Elle rangea soigneusement un à un ses livres et ceux nouvellement acquis dans ses deux cartons. Elle ne savait pas si elle avait besoin de tout emmener, pas plus qu’elle ne savait combien de temps il lui faudrait pour trouver Zhoran, ni si elle pourrait revenir ici un jour.
Laissant là les cartons, Elvira sortit pour réfléchir. Elle avait la nuit devant elle.

Marchant en direction de la ville, elle se rendit compte que personne ne semblait troublé par le drame de la nuit dernière.
Les gens sont désabusés, se dit-elle, ils ne s’émeuvent plus de rien tant que ça ne les touche pas personnellement. L’être humain a peut-être toujours eut en lui cet individualisme, mais c’est au vingtième siècle que cela prit une ampleur démesurée. L’habitude… L’habitude de voir meurtres, viols et tant d’autres atrocités tous les jours à vingt-heure, lorsque sonne l’heure de se planter devant son poste, steak en fourchette, pour voir des pays mourir de faim, d’autres écrasés sous le joug d’un dictateur dont on sait à peine le nom. Tant de crimes délivrés comme un spectacle. Les gens s’en sont blasés. Les corps ensanglantés de leurs congénères ne leur déclenche ni honte ni dégout, juste une espèce de silence empreint de pitié sans compassion. Une minute pour dire « oh, les pauvres », avant de s’emporter parce que le trafic est mauvais, aujourd’hui. Et quand une mère gifle son enfant dans la rue, personne ne se retourne. Les sans-abris restent assis dans la merde, sous une couverture crasseuse, sous les regards à peine voilés de mépris. Parfois même des adolescentes se font violer au soir venu dans un parc, presque à la vue de tous, et qui s’en inquiète ?!
Non. Ce n’est pas par égoïsme. Seulement une saloperie d’habitude. Trop d’images, beaucoup trop. A force de guerres, de corps mutilés, et d’habitude, ils ont appris à se murer derrière un masque de déni. Cela vaut mieux pour eux que d’affronter les vices de la civilisation qu’ils ont bâtie. Comme s’ils refusaient d’accepter qu’en eux se cache un besoin de destruction, d’autodestruction.
Une certaine dureté, pour éviter d’affronter leur faiblesse et leur impuissance face à l’humanité. Face à eux-mêmes.
Ils avaient fini par se dire qu’ils n’y pouvaient plus rien.

Certainement, non, ils n’y pouvaient plus rien. Cette fatalité ambiante résonnait dans l’esprit d’Elvira.
« Mais merde ! s’écria-t-elle en elle-même. Ils ont leur libre arbitre pourtant! Personne ne les a forcés à le perdre. »
Ils l’ont perdu seuls… Seuls…
« Comme je le suis, et le serais pour l’éternité… Verrai-je chaque jour l’humanité s’embourber dans l’habitude de la déchéance ? Chacun finit par être seul, parce que personne ne veut tenir la main de son voisin. Moi je suis seule, parce que personne ne veut tenir la mienne… »