mardi 2 avril 2013

Metamorphose - Chapitre 1 - Des Souvenirs

Chapitre I – Des Souvenirs
Région parisienne, 5 septembre 2012

Il faisait nuit lorsqu’Elvira s’éveilla, après un long sommeil au fond de sa chambre sans lumière. Un fin rayon de lune s’était frayé un chemin entre les volets clos.
Assise, la jeune femme passa ses mains sur son visage de porcelaine, ramena ses cheveux ébène derrière ses oreilles.
Elle sorti sans émettre un son, comme un chat en chasse. La ville était encore endormie, à l’exception de quelques noctambules flânant dans l’air glacial qu’Elvira ne sentait pas.
Ses longs cheveux ondulant sur ses épaules nues et pâles, elle errait seule, sans rien chercher, sans penser à rien sinon au souvenir d’un passé lointain.
Elle stoppa sa marche et s’assit contre le tronc d’un vieux chêne, entre deux racines épaisses. Seules quelques lucioles, et l’éclat lointain d’un réverbère au style ancien, éclairaient ce visage aux courbes pleines, ses yeux d’un bleu qu’on aurait dit taillés dans le plus pur des glaciers, un nez fin et long, une bouche fine, sanguine comme un fruit mûr.
Un homme promenant son chien vint troubler sa tranquillité. Elvira sentit monter en elle un désir de violence qu’elle tenta de réfréner tant bien que mal. Plutôt mal que bien. Elle ne put que s’enfuir, légère et silencieuse sous le regard à peine perturbé du promeneur, vite rappelé par les besoins impérieux de son fidèle animal ; elle était déjà oubliée.
Elle courait, rapide comme un loup, vers le squat miteux où elle avait élu domicile. Elle ouvrit en trombe la porte de l’immeuble dévasté. Elle entra chez elle en hurlant de rage et de dégout envers elle-même. Elle exerça cette colère sur le peu de mobilier déjà malmené par le temps - un lit, une petite table, une chaise et un vieux fauteuil sur lequel elle vint s’écrouler.

Un flot de souvenirs traversa son esprit si vide de tout. Les yeux doux de sa mère lui souriant, lui racontant des histoires de dragons, de fées, de chevaliers, de chimères. La maladie l’avait emportée elle et ses espoirs, trop tôt peut être.
Elle se rappelait le désespoir de son père, sa douleur sourde qu’il ne savait ni ne voulait partager, ses pleurs qui revenaient comme une litanie glacer son cœur.
Elvira regrettait sa vie d’avant, quand tout était encore simple comme un conte merveilleux. Cependant jamais une larme n’avait troublé ses yeux clairs. Il n’y avait qu’un vent glacé qui la traversait de part en part, entre son cœur et son âme. Cela faisait bien longtemps qu’Elvira n’était plus que l’ombre d’elle-même, marchant sans but et sans vie, rythmée par ses regrets et ses instincts de survie.
Néanmoins, elle se sentait un besoin viscéral de tout connaitre du monde dans lequel elle évoluait jour après jour. Comme si comprendre le monde pouvait l’aider à se comprendre. Littérature, philosophie, histoire, musique, sciences et politiques, rien ne lui était inconnu. Son plaisir le plus grand était la littérature. Jamais on ne l’avais vue sans livres, elle lisait tout et n’importe quoi. Il lui arrivait souvent d’envier les émotions qui y étaient dépeintes, qu’elle-même ne connaissait pas. Elle qui n’avait jamais connu que la rage, le désespoir, la mélancolie, mais surtout de la haine qu’elle exerçait contre elle-même. Peut-être pour se punir de n’avoir que ces émotions-là, si destructrices en elle et pour les autres.
Enfin elle s’apaisa, et finit par s’endormir, éteinte et vide, encore et toujours.

Quelques heures plus tard, le jour était levé, elle fut réveillée par un bruit sourd et régulier. Quelqu’un frappait à la porte.
« Police ! Ouvrez ! Tonna une voix d’homme.
Elle savait qu’ils n’étaient pas là pour une simple visite de courtoisie. Vu le lieu et la situation, le contraire eut été étonnant sinon irréaliste. L’idée de fuir se fraya un chemin dans son esprit, mais n’étant pas stupide, Elvira décida de ne pas le suivre. Bien qu’elle se senti comme une bête sauvage acculée contre une paroi infranchissable, elle savait que sa seule option raisonnable était de les affronter. Après tout, ils ne peuvent pas grand-chose, se dit-elle, avant d’ouvrir la porte, affichant un air grave comme à son habitude.
-Mademoiselle, cet immeuble est l’objet d’un projet public, il va être détruit. Aussi je vous demanderai de partir sur le champ.
-Je ne peux pas. Répondit-elle simplement de sa voix chaude et grave.
- Allons, ne faites pas d’histoires, ou nous devrons employer la force. Je doute que cette idée vous plaise.
-Je crains, messieurs, et avec tout le respect qui est dû à votre statut, que cela ne soit impossible. Je ne partirais qu’à la nuit tombée.
Le policier qui avait pris la parole regarda son collègue, ne sachant trop s’il fallait rire ou prendre au sérieux cette personne au langage trop châtié pour une mendiante. La voix hésitante, il demanda
-Peut-on en connaitre la raison ?
-Je suis photosensible.
Une gêne parcouru les deux représentants de l’ordre. Incrédules d’abord, il leur fallut bien admettre la véracité de ses propos, constatant la pâleur de la jeune femme et l’absence totale de lumière naturelle dans la pièce.
-Et bien… commença le policier avant de reprendre de l’aplomb. Je suis navré, mademoiselle, mais il faut nous suivre. La démolition est prévue à quinze heures cet après-midi. Nous n’avons pas le choix.
-Pourquoi n’avez-vous pas posé un avis d’expulsion ?
-Euh…. C’est que… baragouina-t-il pris de court. Nous ne… pensions pas trouver quelqu’un.
-Pourtant je suis là, vous frappez à ma porte, c’est que par conséquent vous aviez connaissance de ma présence en ce lieu. N’est-ce pas ? Ne prétextez pas avoir vu de la lumière, ou vous auriez l’air plus idiots que vous ne l’êtes. Sachez quoi qu’il en fût que je ne partirais pas sans mes affaires. La loi étant contre vous, malheureusement, vous me devez bien ce service. Donnez-moi une heure que je les emballe.
-Ok, je veux bien vous faire une fleur… Je me sens magnanime aujourd’hui.
-Belle référence au septième art, monsieur.
-Oh, n’abusez pas, jeune fille.
Elvira commença sa besogne, et au bout de quelques minutes, demanda au policier :
-Vous avez des enfants ? Ou bien les Disney sont un de vos plaisirs inavouables ?
-J’ai un fils, il a six ans.
-Les enfants sont un don à ne pas gâcher. Vous avez de la chance.
-Euh…merci. Je suppose vu les évidences que vous n’en avez pas ?
-Non. Je ne peux me permettre de prendre le risque. Vu mon état.
-Je vois… Avez-vous besoin d’aide ?
-Non, c’est terminé. Maintenant, quel est le programme ?
-Et bien « vu votre état », comme vous dites, nous allons vous faire une place en cellule. Elles ont l’avantage, pour vous comme pour nous, de ne pas avoir de fenêtres. Quant à vos affaires, nous les garderons en consigne.
-Bien.
-Prenez une couverture. Rolland ? Gare la voiture plus près de l’immeuble, charges-y ses affaires et tient nous la porte, veux-tu ?
-Pas de problème, chef, répondit ce dernier avant de s’exécuter.
-Puis-je vous demander votre nom maintenant que je connais celui de votre collègue ? demanda Elvira.
-Rémi, répondit-il.
-Elvira. Elvira Le Guennec. Malgré les circonstances, enchantée, Rémi.
-De même. Pardonnez mon indiscrétion, mais vous me semblez bien raffinée pour une squatteuse… Qu’est-ce qui vous a amené ici ?
-Je ne tiens pas à répondre à cette question, Rémi, vous ne comprendriez pas.
-Bon… souffla-t-il en souriant.
Rolland ne tarda pas à prévenir Rémi qu’il en avait fini avec le chargement des deux caisses contenant livres, disques et vêtements. Elvira prit la couverture et sa valise, et suivit Rémi qui l’entrainait à l’extérieur. En bas de l’escalier puant, Rémi se tourna vers elle et précisa:
-Surtout, dans la voiture, n’enlevez pas votre couverture, nous ne sommes pas équipés de vitres teintées.
-Bien. Attendez ! Avant, je voudrais vous demander… Vous êtes si prévenant à mon égard… Pourquoi me faites-vous confiance ?
-Eh bien, pour être franc, ne le prenez pas mal, mais vu votre gabarit, vous ne risquez pas de faire grand-chose ; et surtout, vous savez répondre. J’ai vu beaucoup de jeunes gueuler en pensant avoir du répondant alors qu’ils ne font qu’insulter, leur discours est sans substance. Ce n’est pas votre cas. Vous semblez avoir été bien élevée et c’est tellement rare de nos jours, que… j’ai envie de vous faire confiance.
-Merci, Rémi. Vous m’êtes sympathique.
Il sourit puis dit:
-Allons-y, ou Rolland va finir par perdre patience ! C’est un bon gars, mais il ne sait pas tenir en place ! »
Ajustant sa couverture, Elvira suivit le policier jusqu’à la voiture. S’ensuivit un trajet bref, seulement perturbé par un chien qui s’attardait au milieu de la route, comme s’il voulait se suicider.
Arrivés au poste, tout se passa comme l’avait prédit Rémi. Elvira prit séjour en cellule, qui en effet n’avait pas de fenêtre, et ses affaires entreposés dans un cagibi qui prenait fonction de consigne. Sa peau échauffée la faisait un peu souffrir, mais la couverture avait été une bonne alliée, stoppant le plus gros des rayons lumineux.
Dans sa cellule, elle s’assit sur une banquette graisseuse et se remémora toutes les fois où elle avait dû partir de façon aussi précipitée. Elle aurait voulu en rire.

La journée s’écoula lentement. De temps à autre, Rémi lui apportait une tasse de café, partageait une cigarette et quelques mots avec elle. Un brave type, pensait-elle. Parfois, ses pensées étaient interrompues par les beuglements d’un ivrogne, que Rolland et Rémi s’efforçaient de faire taire; parfois par le poing levé d’une fille de joie, les cents pas d’une jeune voleuse à la tire, et enfin un grondement sourd et lointain. Il était quinze heures précises à l’horloge qui pendait au mur au-dessus du bureau de Rolland. Celui-ci tapait des rapports, et de temps à autres prenait une déposition.
Ce manège dura jusqu’à tard le soir. Il était 21 heures lorsque Rémi vint lui ouvrir.
« - Je dois vous avouer que votre sort m’inquiète quelque peu, dit-il. Je ne peux pas vous garder plus longtemps, mais je me sentirai mal de vous laisser à la rue ce soir…
-Ne vous inquiétez pas pour moi, je sais me débrouiller.
-Je connais un centre qui pourra vous prendre en charge si…
-Non, Rémi, c’est gentil, mais non. Ce ne sera pas nécessaire, croyez moi. Je ne peux vous en dire plus, mais soyez assuré que rien ne m’arrivera de mal.
-Savez-vous au moins où dormir ?
-J’ai des amis qui pourront m’aider pour cette nuit et demain. Pour la suite, je me débrouillerais. Vous avez été un ange, avec moi, et je vous en remercie. Mais par pitié, ne vous inquiétez pas pour mon sort, je sais où je vais.
-Bon. J’ai cependant une dernière question… Comment allez-vous transportez vos affaires ? C’est que, j’ai eu le plaisir de soupeser vos cartons, et ils sont assez lourds…
-Mais ils ne sont pas encombrants, et pas impossible à porter non plus. Mes amis ne sont pas très loin, et même si je n’en ai pas l’air, je suis capable de les porter. Ce ne sera pas la première fois.
-D’accord… Au moins vous n’êtes pas sans ressources ! il lui prit la main avant de continuer. Au revoir Elvira.
-Ne le prenez pas mal, mais je préfère vous dire adieu. Je n’ai pas l’intention de retourner en cellule, pour quelque raison que ce soit !
-Je l’espère aussi pour vous ! s’exclama-t-il en riant. Adieu donc, et bonne chance.
-Merci. » Dit-elle en sortant, ses cartons dans les bras, sa valise posée au-dessus. Rémi constata qu’elle avait raison elle portait cela comme s’il s’était agi d’un oreiller rempli de plumes.

Elvira n’avait pas été totalement franche. A sa connaissance, aucun de ses amis ne vivait dans la région. Non sans une once de scrupules, elle vola une voiture dans laquelle elle posa ses affaires, et parti sans vraiment savoir où.
Cela aussi était un petit mensonge, elle errait depuis si longtemps que c’en était devenu une seconde nature. Elle ne savait jamais où elle allait, tant de façon purement géographique que psychologique. Elle avait perdu la notion de but. Peut être finalement son but était-il l’errance perpétuelle…
Elvira roula de longues heures avant de parvenir à une petite ville de campagne, entourée de vieilles bâtisses au charme pittoresque. Il ne lui fallut guère de temps pour en trouver une qui satisferait ses besoins. Cette petite maison de pierre noircies par le temps et la nuit était manifestement abandonnée, si l'on considérait son aspect. Elle se situait à l’orée d’une épaisse forêt de sapins et de bouleaux, à environ un kilomètre à vue de nez de la ville que l’on distinguait.
Il devait être aux environs de trois heures du matin. Il ne restait guère plus à Elvira que deux heures avant le lever du soleil. Une fois qu’elle eut déposé en hâte ses affaires dans le petit vestibule, elle reprit la voiture pour la perdre à quelque distance de là. Elle revint à la masure au bout d’une heure et demie, ce qui lui laissait quelques minutes pour calfeutrer les fenêtres et les interstices aux portes.
Cela fait, elle put enfin visiter les lieux. Elle sorti de sa valise une montre de gousset qui indiquait six heures. Dehors le soleil n’était pas encore assez haut pour réchauffer l’atmosphère. Quelques grives piaillaient non loin de la fenêtre du rez-de-chaussée, accompagnées dans leur chant par un rouge-gorge et le dernier hululement d’une chouette.
La maison semblait moins délabrée vue de l’intérieur. Les précédents occupants avaient laissé une quantité de meubles, tous recouverts d’une épaisse couche de poussière grise et collante. Ils étaient tous de style années cinquante, ce qui laissa à penser que les-dits occupants étaient ou des personnes âgées, ou des personnes aux goûts incertains.
Des rideaux au tissu épais et décoré de dentelles blanches étaient encore accrochés aux fenêtres. Dans un buffet Elvira trouva de la vaisselle en porcelaine ciselée et du linge mal rangé. Dans une armoire aux lourdes portes de bois sculpté, représentant des animaux de forêt – des chevreuils, un cerf et son faon, des oiseaux et des lièvres- se trouvaient encore des piles de nappes, des boites contenant un nécessaire à couture et des couverts en argents et aux manches de corne, ainsi que des plats de diverses tailles, quelques livres de cuisines et enfin - tout au bas – une rangée de chaussures. Une télévision trônait sur un meuble dans lequel étaient rangées quelques cassettes vidéo près d’un magnétoscope. A l’évidence, les habitants précédents n’étaient pas entrés dans le vingt-et-unième siècle… Il y avait même un tourne-disque non loin d’un poste de radio, qui lui semblait de facture récente.
Au tableau qu’offrait le salon s’ajoutait un grand canapé de cuir marron et, de part et d’autre, deux fauteuils assortis, le tout autour d’une table basse en bois marron et au plateau de verre. Sur cette dernière se trouvait un vase rempli de fleurs mortes depuis longtemps, recouvertes elles aussi de poussière et de toiles d’araignée.
On aurait pu penser que les occupants étaient partis pour seulement quelques jours, et allaient revenir, mais la poussière accumulée, l’odeur de renfermé, l’absence d’électricité, et le portrait récent d’une très vieille femme laissaient à penser que personne hormis Elvira ne s’occuperait plus de ces lieux.

La jeune femme entreprit de passer un coup de chiffon sur les meubles, et de balayer le sol. Sans grand résultat.
Puis lasse et sentant la chaleur montante du soleil, elle s’allongea sur le vieux sofa rongé par les mites. Elle entra doucement dans un profond sommeil, vide et sans rêves, seulement peuplé de ses souvenirs.
Elvira dormit ainsi tout le jour ne sentant plus la faim malgré des jours de diète. Pour elle, manger impliquait des sacrifices. Elle s’alimentait peu, cependant cela n’altérait en rien ses douces rondeurs, chaleureuses, magnétiques pour le regard désireux des hommes, pour le regard jaloux des femmes.
Femme atypique sur bien des points. Solitaire, ne supportant pas la lumière du soleil. Seule, très seule, avec la lune pour seule compagnie.
Elle avait vingt-deux ans lorsque le soleil la brûla pour la première fois. Pour la seule et unique fois, à vrai dire. Depuis elle craignait le jour et le fuyait avec force et détermination au début, puis par la suite c’était devenu une habitude à laquelle elle ne pouvait échapper.

Dans son sommeil sans rêves vint le souvenir de cette expérience douloureuse, du jour ou le plaisir et la joie de flâner au soleil lui échappèrent.
Elle venait de fêter son anniversaire avec son père. Ce dernier lui avait confectionné une poupée de chiffon. Il était tard. Elle avait ri devant ce cadeau, et avait embrassé Lénaïc, seul parent qu’il lui restait. Jusqu’à présent ils avaient vécu heureux tous les deux, lui gagnant péniblement sa vie comme cordonnier ; elle vivant heureuse avec l’insouciance de la jeunesse. Lénaïc se désespérait parfois de la voir seule ; à son âge il était déjà fiancé ; mais redoutait aussi le jour de la voir partir. Se trouver un bon parti n’était toutefois pas la priorité d’Elvira, qui se plaisait à séduire, mais que la perspective d’une vie de couple ennuyait.
Vint ensuite la nuit. Elvira fut éveillée par des bruits inhabituels à l’extérieur. Elle était sortie, seulement vêtue de sa chemise de nuit et de sa robe de chambre, cherchant la source de ces bruits. Elle avait un peu peur, mais était de nature téméraire. Son père lui avait souvent dit qu’elle tenait ce caractère de sa mère.
Il faisait froid en cette nuit de mars, le vent faisait claquer les branches d’un genévrier sur une fenêtre de la cuisine située au rez-de-chaussée.
Elvira avait senti une présence qui l’effraya. Le temps cessa d’exister. Sur le qui-vive, elle avançait pas à pas lorsqu’un bras enserra rapidement sa taille, une main se plaqua sur son visage tordu par la peur. L’homme – elle supposa qu’il s’agissait d’un homme vu la force avec laquelle il la maintenait malgré ses mouvements affolés – l’entraina avec lui dans la forêt voisine. Quelque part entre les arbres, elle perdit connaissance, la peur et une douleur vive ayant raison de ses dernières forces.
Elle se réveilla le lendemain matin, seule, apeurée, se sentant souillée et étant ensanglantée. Elle ne voyait sur elle pourtant aucune plaie, le sang avait coagulé sur son corps et ses vêtements déchirés dans la lutte.
Elle se souvint bien de la frustration qu’elle éprouvait à ce moment, et de ce rayon de soleil qui en touchant sa peau lui avait arraché un hurlement de douleur que la forêt renvoyait en échos. Elle avait couru chez elle et s’était enfermée dans sa chambre. Son père impuissant l’attendit des jours entiers. Elle ne mangeait plus, ne sortait pas de sa chambre avant la nuit, et quand elle sortait, semblait errer sans savoir où elle était, les yeux vides et le teint plus pâle que jamais.

Depuis ce jour, Elvira ne vivait que la nuit et ne parla jamais plus à son père avant sa mort, quelques années plus tard. Elle n’osa jamais lui avouer ce qui la tourmentait. Au souvenir de son corps famélique et de ses yeux creusés par l’épuisement, Elvira tressaillit dans son sommeil.
Elle s’était toujours juré de retrouver son agresseur. Malheureusement, elle n’avait que très peu de souvenirs de cette nuit où elle fut violemment battue et laissée pour morte. Elle ne savait pas où chercher, qui, ni comment. Ses seuls indices : la force de cet homme, son silence et ce qu’il avait fait d’elle. Une carapace vide ne renfermant rien sinon des souvenirs et un savoir immense. Elle comptait sur l’aide d’un vieil ami pour en savoir plus. Cela faisait longtemps qu’elle lui avait demandé de l’aide, mais lui faisait confiance et ne doutait pas de son désir de l’aider. Elle-même de son côté sillonnait villes et pays pour trouver ne serais ce qu’un détail qui put la mettre sur une quelconque piste. Jusqu’à présent elle n’avait rien trouvé. Il s’était passé trop de temps entre l’agression et sa sortie du silence pour pouvoir trouver quelqu’un qui pourrait la renseigner. Les gens de son hameau étaient tous soit partis soit morts.


Ce ne fut que vers sept heures du soir qu’elle s’éveilla. La faim lui tenaillait à présent l’estomac. N’ayant pas ici de quoi l’apaiser, Elvira partit en quête de nourriture aux alentours.
Elle en profita pour explorer son nouveau domaine. Elle remarqua d’abord un carré de terre clôturée qui devait servir autrefois de potager, et qui aujourd’hui était infesté de chiendent et de limaces. Des fleurs sauvages poussaient au flanc de la vieille demeure aux murs gris-jaune. Un acacia effleurait de ses branches la fenêtre qui donnait sur la cuisine, le parfum enivrant de ses fleurs embaumait l’air. Plus loin, au bout d’un petit chemin de terre trônait un puits à la poulie rouillée à laquelle pendait un seau au bout d’une corde usée. Il avait l’air aussi vieux que la forêt toute proche.
Elvira s’éloigna en direction de la ville. Elle tomba sur une ferme qui sentait le fumier et le foin. Elle y vit une chèvre qui paissait tranquillement dans le paddock attenant à son boxe. Plus loin se tenait un petit poulailler dans lequel caquetaient quatre poules et un coq.
Légère, Elvira se faufila dans la cour de la ferme, ouvrit discrètement la porte du poulailler et s’empara de la poule, la berçant avec des mots apaisants, doux, prononcés en patois breton. Lorsqu’elle fut sure que ses mouvements n’effraieraient pas les autres gallinacées, elle brisa le cou de celle qu’elle tenait, si promptement qu’aucun son n’en émana. Elle garda l'animal dans son étreinte le temps que ses spasmes cessent.
Ceci fait, elle retourna prestement à la masure, toujours avec cette élégance féline qui la caractérisait tant. Elle remonta le petit sentier et avant même d’atteindre la porte, apaisa sa faim, arrachant les plumes de la volaille, arrachant un morceau qu’elle porta à ses lèvres et dévora cru.
Elle se laissa choir contre un mur, au milieu des fleurs sauvages, aussi sauvages qu’elle. La lune éclairait ses yeux froids qui brillaient de satisfaction comme de dégout. Ses lèvres humides avaient pris la couleur noire du sang encore chaud.
Un instant elle regretta son geste. Elvira aurait aimé pouvoir cuire sa viande, mais le gout de la chair cuite lui était devenu insupportable.
Elle s’en voulait d’aimer sentir le sang tiède couler dans sa bouche, dans ses entrailles. Certains appelleraient ça « hématomanie », « hématodipsie », « hématophagie », « porfirie » ou encore « syndrome de Renfield », mais qu’importe. Est-il utile de mettre un nom sur ces choses qui lui gâchaient la vie, et contre quoi elle ne pouvait rien ?

Elvira passa le reste de la nuit à errer autours de ce domaine qu’elle commençait à voir comme sien, respirant la multitude d’odeurs qui la brise lui offrait. Le silence était presque total, si ce n’était les cris de quelques animaux sauvages qui animaient la forêt s’étendant face à elle. A présent elle connaissait chaque subtilité du paysage environnant, s’appropriant petit à petit ce lieu singulier. Il lui rappelait la maison de son enfance. Elles se ressemblaient tellement, ces deux maisons aux murs de pierre grise, le genévrier était devenu un acacia, mais les grives chantaient la même chanson séculaire.
L’air s’était échauffé depuis la veille, cependant l’atmosphère était légère, comme à l’aube d’un été méditerranéen sur les côtes françaises. Le temps était propice aux rêves les plus doux. La Voie Lactée barrait le ciel noir où s’accrochaient comme des épingles des milliards d’étoiles.
Elvira pensa alors aux premiers chants de l’Univers, à cette explosion du vide d’où naquit la matière et par là même toutes les merveilles du monde spatial et terrestre. C’était à en avoir le tournis, ces images de supernova déchirant le ciel noir, ces nuages aux couleurs que de la Terre on voyait vives… Il faut des yeux sous une atmosphère pour voir les couleurs de l’Univers, car en lui-même il est noir et silencieux.
Elvira voyait ce ciel comme un vestige d’un instant si lointain, et pourtant terriblement proche. Elle regardait ces étoiles comme des alliées complices de son malheur, de sa mélancolie. Elle les voyait en elle comme sur ce ciel d’encre. Elvira se sentait telle ces étoiles, si froides et éthérées ; magnifiques à des années-lumière de là ; et terrifiantes, brûlantes, dangereuses si l’on s’en approchait d’un peu trop près, à l’instar d’Icare on y trouverait notre perte ; attractives, puissantes, et d’une fragilité imposante.
Son regard glissa doucement vers une nuée de vers luisants accrochés sur leur buisson comme pour défier la beauté du ciel ; accrochés à lui comme elle à ce qu’il lui restait de vie ; décorant l’arbrisseau comme une guirlande lumineuse sur un arbre de noël.
Elle pouvait presque sentir leur agitation, de même que la vie émanant de chaque être l’entourant.
Le son tintant tel un carillon d’argent d’une rivière lui parvenait du fond des bois. Elle pouvait presque la voir. Un instant elle eut envie de la sentir couler au travers de son corps, éprouvant le désir de s’y baigner, de sentir les remous contre sa chair.
Elvira suivit le bruit de la rivière courant sur son lit de galets, lentement, la peau zébrée par les ombres que créaient les hautes branches.
Tout en avançant, elle se déshabilla avec une lenteur qui exaltait ses sens, vêtement après vêtement comme pour se moquer du temps qui passe, laissant derrière elle comme la piste d’un Petit Poucet peureux.
Nue, elle pénétra dans l’eau fraiche, sur laquelle la lune déversait ses éclats argentés, tandis que non loin le hululement d’une chouette résonnait dans l’air. Sans y penser elle caressait la surface de l’eau du plat de sa main, alors que déjà des vaguelettes se brisaient sur ses hanches, sur sa taille, sur ses seins, sur ses joues.
Elle désira se noyer, ici et maintenant, mettre fin à ses douleurs immortelles.
Elle allait plonger lorsqu’elle vit le ciel s’enflammer.
Elle n’avait pas vu l’aube s’installer ; le soleil rougissait déjà l’horizon rayé par les troncs d’arbres.
Elvira reprit violemment ses esprits, réalisa qu’elle s’était aventurée trop loin, que courir ne lui garantissait pas la vie sauve. Elle sorti rapidement de l’eau, et commença à courir le plus rapidement possible vers la maison. Elle ramassa ses vêtements sans même s’arrêter, sans prendre le temps de les enfiler, courant toujours, vite et légère, furieuse et paniquée.
Les sons qui l’entouraient se firent oppressants, tonnants tel un orage assourdissant. Des sons comme des éclairs. Aveuglants l’esprit. Assourdissants la raison. Continuant de courir, Elvira plaqua les mains sur ses oreilles, comme pour les faire taire. Son visage se crispait. Le soleil colora le ciel. D’abord rouge. Puis rose. Puis orange. Déjà on distinguait les rayons jaunes et blancs. Elvira sentait sa peau brûler ; comme sous le coup d'un tison incandescent ; se marquer de cloques.
La douleur lui arracha un hurlement. Des nuées d’oiseaux s’envolèrent, inconscients du mal qui torturait la jeune femme hurlante. Un flot de sensations parcourut son esprit, en tous sens, la poussant à courir aux frontières de ses limites.
Puis elle ouvrit les yeux. Face à elle : le salut. Avec force et rage, elle tendit le bras, sa main, s’étirant jusqu’au bout de ses doigts.
Ils effleurèrent puis enserrèrent la poignée. La porte céda sous sa volonté intense de survie. D’échapper à la douleur.

Elvira claqua la porte avant de s’effondrer sur le sol, épuisée par sa course contre la lumière. Le corps consumé, l’esprit vide.

Il se passa presque une heure avant qu’elle ne reprit connaissance. Elle resta de longues minutes allongée sur le plancher, face contre terre, laissant la douleur s’estomper lentement tandis qu’au dehors elle percevait la vie qui s’éveillait. Un chien aboyait au loin.
Elle se leva enfin et se rendit à la cuisine qui se trouvait être aussi crasseuse que le salon. Elle mangea un morceau de poulet en regardant distraitement le carrelage blanc et beige au-dessus de l’évier d’inox. Elle vérifia si l’eau fonctionnait. C’était le cas. Peut-être l’eau venait-elle d’une citerne, ou peut-être était-elle acheminée par une tuyauterie reliée au puits, mais elle s’en foutait pas mal. Elle passa de l’eau froide sur sa peau cloquée. A présent la douleur n’était plus qu’un murmure, présent mais assez lointain pour ne plus l’inquiéter. Elle était épuisée cependant.
Au loin, Elvira entendit un homme beugler quelque chose à propos d’une « saloperie de renard de merde ». Il s’agissait du propriétaire de la ferme, comprit-elle.
Que l’homme s’intéresse aux renards, tant mieux, mais il lui fallait néanmoins rester sur ses gardes. Elle ne dormira pas, malgré la fatigue
Elvira resta ainsi enfermée quatre jours entiers, dans l’attente qu’on ne pense plus aux poulets, aux renards ou à quelque autre bestiole que ce soit. Passant son temps entre ses livres, un disque de The Mars Volta et un autre de Radiohead- elle avait prit soin de mettre des piles dans la radio. Remettant un peu d’ordre dans ses idées comme dans sa maison, ouvrant tour à tour les tiroirs d’un secrétaire usé, y découvrant de vieilles photos couleur sépia représentant une famille qui sans doute n’était plus, un encrier et quelques plumes, du papier blanc et divers documents – de vieilles factures, des lettres, et quelques carnets de comptes – ainsi que quelques objets d’une valeur incertaine.
Sur une étagère, elle trouva quelques livres près desquels elle posa les siens, dégageant une demi-douzaine de petits bibelots aux couleurs pastel. Dans une commode située dans le vestibule, elle trouva des manteaux de velours côtelé et des pulls de laine vert sombre, une boite contenant un lot de clés et de boutons ; ainsi qu’une autre boite contenant quelques économies, pas grand-chose, trois billets de vingt euros, deux de dix, et un tas de petites pièces de deux euros et de cinquante centimes. En tout il devait y avoir près de cent euros. Elvira sortit la boite de sa cachette et la mit soigneusement de côté. Dans un placard de la cuisine, elle trouva de quoi alimenter la maison en électricité. Vraiment prévoyante cette grand-mère, pensa-t-elle, jugeant cependant préférable de laisser ça de côté pour l’instant.

Rapidement, il ne resta plus de l’objet du larcin que les os. A la fin du quatrième jour, la faim commença à se faire de nouveau sentir. Elle pouvait sortir sans crainte, maintenant qu’on avait perdu le souvenir du poulet et du renard. Elle décida alors de quêter une âme charitable en ville.
Il ne lui fallut que peu de temps pour rejoindre le cœur de la ville. Il s’agissait d’ailleurs plus d’un village que d’une ville ; il ne devait pas compter plus de dix rues, qui toutes convergeaient vers le centre. Là se trouvait une petite esplanade, longue de vingt mètres et large d’environ moitié moins, à vue de nez. En son centre trônait un îlot de verdure et une fontaine représentant un poisson d’eau douce rejetant un mince filet d’eau par sa bouche en cul de poule. Régulièrement étaient disposés chênes, réverbères et bancs de bois vert. Un conteneur à poubelles et une corbeille de ferraille troublaient de part et d’autre la régularité de cet ensemble.
Tout autour de la place, des magasins divers ; une supérette, un pub, un cinéma, et un snack bar au néon défaillant, teintant spasmodiquement en bleu fluo ses environs.
Assise sur l’îlot de gazon, Elvira réfléchit un instant à ce qu’elle allait faire. Elle n’eut pas à se poser la question bien longtemps.
« Bonsoir ! dit une voix masculine derrière son épaule.
Elvira feint alors de sursauter, l’ayant senti arriver et repérant là une bonne occasion.
-Euh…bonsoir ?!
-Oh, pardon, je vous ai fait peur ? demanda-t-il.
-Non, vous m’avez juste surprise.
-J’en suis navré. Vous m’avez surpris aussi, je ne vous ai jamais vu ici avant. C’est qu’ici les nouveaux on les repère vite, vous pouvez me croire ! dit-il sourire aux lèvres. De passage dans le coin ?
-Je m’appelle Elvira, je viens d’emménager à l’extérieur de la ville.
-Du village, vous voulez dire. Y’a qu’une maison de libre dans ce patelin, c’est celle de la vieille Francine Mayard. Elle est morte il y a cinq ans, personne a voulu la reprendre, et sa nièce l’a juste abandonnée. Elle préférait la grande ville, voyez. Elle avait pas d’autre famille, et il se trouve que la petite a bien été contente de recevoir un héritage, alors qu’est-ce qu’elle aurait fait d’une vieille bicoque loin de tout ?
-C’est triste…
-Oh, mais je suis bien mal élevé ! Je m’appelle Alex.
-Enchantée, mentit-elle.
-Le coin vous plait ?
-Oui, beaucoup.
-C’t’un coin paumé mais plein de charme ! Vous avez faim ? Je peux vous inviter à diner ?
-Avec plaisir ! dit-elle l’air mutin. Je dois avouer que je n’ai pas beaucoup d’argent pour l’instant, et je me damnerai pour un steak tartare !
-Ok ! s’exclama le jeune homme en riant. Ce sera mon cadeau de bienvenue !
-Je vous remercie. »

Alex l’accompagna au snack bar, petit et presque vide. Ils s’assirent à une table en terrasse. A l’intérieur, un poste de radio émettait une musique à la mode, dont le rythme suivait celui du néon épileptique.
Elvira commença de détailler son interlocuteur, qui ne cessait de babiller, intarissable. Ô joie ! Le steak tartare dont elle rêvait était au menu. Alex quant à lui, commanda un steak-frites. Entre deux longues diatribes sur l’histoire du village, au sujet du berger allemand de sa tante au second degré, et à propos des habitudes culinaires d’un certain Bob, il se taisait pour boire sa bière. Elvira en profitait pour glisser un « hum » ou un « oh », ou bien encore un « intéressant ». Elle ne l’écoutait pas, préférait le détailler.
Elle le trouvait assez charmant, mais pas réellement beau. Brun, des yeux noisette, un large sourire, grand et la peau mate. Dans un roman de Harlequin, il aurait été qualifié d’Apollon, ou d’Adonis, mais dans la vraie vie, il se trouvait être assez commun. Il n’avait pas cette profondeur dans la parole, dans ses yeux et dans ses gestes, qui faisait la réelle beauté d’une personne. Alex semblait assez vif, peut-être un peu trop sûr de lui.
Le serveur revint, Alex paya les treize euros quatre-vingt-dix et ils commencèrent à manger, elle avec concentration et avidité, lui picorait plus qu’il ne mangeait, désagrégeant son steak avec sa fourchette. De temps à autre ils ponctuaient le repas d’une rasade de bière.
Dès lors ils ne parlèrent que très peu. Ou plutôt, il ne parla plus. Elle était trop concentrée sur son assiette ; lui sur la bouche mastiquante d’Elvira.
Une fois repus, ils se levèrent et se dirigèrent vers la fontaine de l’esplanade.
Alex sorti deux cigarettes, en tendit une à Elvira avant de la lui allumer.
« Eh bien, je suis heureux d’avoir eu ce soir la compagnie d’une si jolie demoiselle ! déclara-t-il en faisant l’ébauche d’une révérence.
-Je ne sais pas comment vous remercier.
-Pour commencer, on pourrait se tutoyer, non ?
-D’accord.
-J’aimerais beaucoup t’inviter chez moi boire un verre.
-D’accord, répéta-t-elle tandis qu’il l’entrainait à sa suite.
-J’habite à deux pas d’ici ! Tu verras, c’est assez… minimaliste. Tiens, regarde, c’est là ! »
Il désignait une petite porte verte éclairée par un réverbère. Ils montèrent les escaliers rapidement, le jeune homme paraissait enthousiaste. Inutile d’être devin pour comprendre pourquoi.
Arrivés au troisième étage, ils entrèrent dans un appartement ni vraiment grand, ni vraiment petit ; dans l’ensemble bien rangé, et aménagé avec gout. Des murs blancs, des meubles peints en blanc, laqués, quelques touches d’orange et de rouge çà et là.
Au fond de la pièce, une fenêtre de style dix-neuvième, devant laquelle étaient disposés une table basse, un canapé blanc aux coussins vermillon, et un meuble de télévision blanc sur lequel siégeait un écran plat. A gauche, derrière le canapé, une commode et une porte, donnant certainement sur la chambre ; à droite, une cuisine à l’américaine, elle aussi dans les tons blanc et rouge, ponctué de gris chrome.
Alex remplit deux verres de vin rouge sombre. Elvira but avec lenteur, regardant son hôte dans les yeux.
Celui-ci fut parcouru d’un frisson le long de l’échine en regardant les yeux glacés d’Elvira, luisants d’une lueur électrique. Animé par un désir fou, il prit sa tête entre ses mains et colla ses lèvres sur les siennes. Elvira lui rendit son baiser, emportée par ce désir.
Dehors, l‘air s’était alourdi. Alex commença à la déshabiller, faisant doucement glisser sa chemise sur ses épaules, puis sur ses bras, avant de la laisser tomber à terre. Ses seins étaient nus sous le tissu. Quelques stigmates subsistaient sur sa peau d’une pâleur cadavérique, auxquelles Alex ne prêta pas attention. Il se rendait bien compte que contrairement à lui, sa compagne respirait régulièrement, semblait d’ailleurs ne pas respirer, mais s’en moquait. Son désir était plus fort que ses doutes. Ils achevèrent de se dévêtir sur le lit. Un rayon de lune perçant les nuages passa sur leurs peaux nues.
« Tu es vraiment très belle.
-T’es pas mal non plus, répondit-elle en se penchant sur lui pour l’embrasser. »

Lui haletait et était en sueur ; elle ne semblait pas ressentir les effets de leurs ébats. Le corps d’Elvira ondulait suavement sur son partenaire.
Dehors on entendait un groupe d’ivrognes chanter à tue-tête, rire fort et insulter le vent. Un chien blessé dans son honneur hurlait après la lune, qui s’évertuait à se camoufler devant lui. Le vent s’était mis à souffler fort, il était lourd et tiède. Quelques feuilles d’arbre virevoltaient au-dessus des rues quasi-désertes. Quelqu’un ouvrit ses volets et cria pour faire taire le chien, mais celui-ci s’en foutait, il avait mieux à faire. Il devait persuader la lune de rester et faire taire le monde.
L’air s’emplissait d’humidité, il était lourd et électrique. Le néon épileptique s’éteignit. Les réverbères dévoilaient dans leur faisceau la bruine qui s’installait.
Un éclair déchira le ciel, le tonnerre se fit entendre. Le chien hurla encore, gémit, et, s’avouant vaincu, se tut tout à fait, couru se réfugier dans sa cachette, que lui seul connaissait.
Soudain, une pluie dense et noire vint frapper le sol rendu brûlant par les attaques du soleil, plaquant les feuilles volantes dans la boue nouvelle-née. Une brume épaisse s’élevait tandis que la pluie tombait avec fracas. Les ivrognes insultèrent une nouvelle fois le vent, puis battirent en retraite ; les femmes firent claquer leurs talons sous les rires de leurs hommes.
Puis enfin, chacun trouva son abri, laissant la rue dans un silence que seul l’orage perturbait.

Alex respirait de plus en plus fort, son sang battait à ses tempes. Sa peau était brûlante. Son cœur tambourinait si fort qu’Elvira pouvait l’entendre, le ressentir, elle le sentait battre et ressentait son sang circuler dans ses veines. Elle s’exaltait de sentir ce sang s’échauffer, traverser chaque parcelle du corps glabre du jeune homme.
Elle rejeta la tête en arrière, les yeux révulsés de plaisir. Ses pupilles se dilatèrent à l’extrême, laissant ses iris immenses comme une banquise. Elle entrouvrit la bouche, révélant la blancheur immaculée de ses dents.
Entre l’épaule et le cou d’Alex elle vit une veine se tendre sous la peau.
Elle pencha sa tête sur cette veine et y planta ses dents.
Le jeune homme eut juste le temps d’ouvrir les yeux, effrayé. Lorsqu’Elvira se releva, il était mort, les yeux écarquillés, le visage figé dans une expression de terreur intense.
Il venait de voir qui elle était. Elle maudit celui qui avait fait d’elle un monstre.

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